La science face aux obscurantismes 3/3

QUAND AVERROÈS REDEVIENDRA IBN ROCHD ?

Les comportements des islamistes face à la science que nous avons décrits, signifient la négation de la pensée libre, libre de toute contrainte, ce qui devrait impliquer que l’on s’affranchisse de tous les dogmes. Ils ne peuvent être compatibles avec l’essence même de la science qui est un continuel questionnement, car ils aboutissent à considérer la science comme une vérité définitive, puisqu’issue de la révélation.

Il est intéressant de constater que l’expérience que j’ai vécue avec des étudiants en physique de l’université de Tunis est tout à fait comparable à celle décrite par Abdelhafidh HAMDI-CHERIF, lorsqu’il était enseignant en sociologie à l’université de Constantine. Il avait demandé à un groupe d’étudiantes de deuxième année, de préparer un exposé sur la notion de vérité. Elles avaient dressé, écrit HAMDI-CHERIF dans la revue Naqd [12], « un tableau des plus importantes conceptions de la vérité, allant des présocratiques à BACHELARD en passant par la controverse Al Ghazali-Ibn ROCHD, l’empirisme anglo-saxon ou le spiritualisme français. Mais ce travail de grande érudition s’acheva, en conclusion, par une sentence : ce ne sont là qu’avis de philosophes. Nous, en tant que musulmans, nous avons notre vérité dans le Coran et la Sunna ». La science leur reste extérieure.

Cette attitude de distanciation ou de refus de la science n’est pas propre à l’islam. Elle a existé en Occident. On ne peut oublier les souffrances infligées à Giordano BRUNO pour avoir osé parler de l’infini des mondes. On ne peut oublier le procès de GALILÉE. Ce n’est qu’en 1822 que le Vatican leva les interdits sur les oeuvres de GALILÉE ; la question sera revue par la Congrégation du Saint-Office en 1982 puis en 1984, sans qu’il soit réhabilité. C’est avec GALILÉE que la science moderne est née et, depuis, elle continue à se développer dans le monde occidental. Même s’il ne faut pas négliger la puissance des mouvements créationnistes protestants ou du mouvement « intelligent design » qui se présente comme « scientifique », l’Occident a une longue tradition de modernité et on ne peut comparer l’incidence des courants fondamentalistes dans les pays occidentaux et dans les pays musulmans. Aujourd’hui, les moyens de communication que la science a permis de développer de manière vertigineuse ces dernières années, sont un outil que les islamistes ont su exploiter au mieux : entre les cassettes audio, les télévisions et les sites Internet, ils offrent aux musulmans crédules un discours qu’ils habillent « d’arguments scientifiques ». En cela, ils ont parfaitement imité les fondamentalistes chrétiens qui tiennent à une lecture littérale de la création et s’opposent fermement à la théorie de l’évolution ; il est frappant de constater à quel point leur discours est analogue, assimilant la théorie de l’évolution à une idéologie matérialiste, donc immorale et responsable de tous les maux de la société.

Se voulant « modernes », mais rejetant l’Occident et ses valeurs, les islamistes développent par ailleurs un discours qui veut montrer, citations du Coran à l’appui, que la science moderne était déjà présente dans le Coran, une manière de s’approprier cette science née en Occident. Ils veulent montrer qu’elle est dans la révélation. Ils refusent d’admettre que l’homme ait élaboré une représentation de l’univers qui nous entoure en termes de lois fondamentales : c’est inacceptable, car d’une part, tous les mystères de la nature sont expliqués dans le Coran, d’autre part, Dieu gouverne la nature ; elle ne peut donc lui échapper par des lois. Cette attitude a des racines profondes liées à une conception de la foi qui exclut le pouvoir de la raison qui pourrait l’éloigner de Dieu, créateur du monde.

Les islamistes adoptent la pensée antirationaliste de GHAZALI, théologien philosophe du XIe siècle. Auteur de plusieurs ouvrages dont Autodestruction des philosophes et Erreur et délivrance, GHAZALI écrit : « tous les processus naturels représentent un ordre fixé par la volonté divine, que celle-ci peut rompre à tout moment »… ([13], p. 258). « C’est ainsi que le soleil, la lune, les astres, les éléments sont soumis aux ordres divins : rien en eux ne saurait agir spontanément… Quoique sans rapport avec la religion, les mathématiques sont à la base des autres sciences. Celui qui les étudie risque donc la contagion de leurs vices » [14].

GHAZALI rejette toute soumission de la nature à des lois qui enchaîneraient la volonté de Dieu : « le cosmos est volontaire. Il est création permanente de Dieu et n’obéit à aucune norme… Le premier maître est Dieu et la connaissance se transmet par la révélation […] et […] par l’intermédiaire des prophètes… » [15].

La démarche antirationaliste des islamistes aujourd’hui, constitue un frein majeur au développement culturel et scientifique des pays musulmans, pays consommateurs et non-créateurs de science. Dans ces pays, la pensée scientifique est d’une certaine manière moins libre qu’à certaines époques de l’histoire musulmane qui a connu de grands philosophes tels qu’Ibn ROCHD (XIIe siècle) (AVERROÈS pour les Latins). Connu pour ses commentaires des écrits d’Aristote et pour son oeuvre philosophique, Ibn ROCHD a contribué à la séparation entre foi et connaissance, religion et philosophie. Pour lui, la loi divine appelle à étudier rationnellement les choses et ne se trouve pas en contradiction avec la philosophie. Dans son fameux ouvrage Autodestruction de l’autodestruction où il répond à GHAZALI, il écrit : «Rien ne prouve mieux la sagesse divine que l’ordre du cosmos. L’ordre du cosmos peut être prouvé par la raison. Nier la causalité, c’est nier la sagesse divine, car la causalité est une relation nécessaire. La seule fonction de la raison est de découvrir la causalité, et celui qui nie la causalité, nie la raison et méconnaît la science et la connaissance ».

Mais Ibn ROCHD fut persécuté à la fin de sa vie et ses livres ont été brûlés. Des exemplaires furent retrouvés en Occident, traduits en hébreu et en latin, contribuant à l’émergence d’une pensée moderne en Occident. Dans le monde arabe, pendant des siècles, c’est la pensée de GHAZALI qui a régné sur les esprits et Ibn ROCHD est passé presque inaperçu. On regrette qu’il n’ait été qu’AVERROÈS, car c’est en Europe chrétienne que, à partir du XIIIe siècle, s’est développée cette pensée moderne qui a permis de passer du texte sacré que l’on prend à la lettre, au texte que l’on interprète, ce qui laisse une place à la raison. Henri CORBIN ([13], p. 345) cite ce mot d’AVERROÈS : «O hommes ! je ne dis pas que cette science que vous nommez science divine soit fausse, mais je dis que, moi, je suis sachant de science humaine » et ajoute, « on a pu dire que c’était là tout AVERROÈS » ; « l’humanité nouvelle qui s’est épanouie à la Renaissance est sortie de là » [16].

Aujourd’hui, face aux intégristes, des intellectuels du monde arabe font entendre leurs voix pour proposer une autre vision de l’Islam, reprenant à leur compte certaines avancées exprimées à l’aube de l’Islam et qui n’ont pas pu fructifier en leur temps. Ils proposent de rompre avec la lecture littérale de certains versets et d’entreprendre une démarche d’herméneutique.

Combattre les extrémistes, c’est aussi faire en sorte que nos jeunes soient armés pour ne pas se laisser embrigader. C’est par la culture, l’enseignement des humanités, l’enseignement de l’histoire des sciences, que nos jeunes peuvent échapper à cette fermeture, mais cela suppose une véritable prise de conscience de la nécessité de réinvestir le secteur de l’éducation que les intégristes avaient occupé pour façonner l’esprit des jeunes. En Tunisie, une réforme de l’éducation a été engagée en 1989 pour améliorer le contenu des programmes et des manuels scolaires. Car, malgré le bon départ qu’a eu le secteur de l’éducation au lendemain de l’indépendance, les programmes et manuels scolaires ont été infiltrés par les idées les plus rétrogrades ; les cours de philosophie étaient devenus des cours de philosophie islamique ; dans les cours d’instruction religieuse, on faisait abstraction des réformes législatives modernes. Ainsi, par exemple, on continuait à enseigner la polygamie qui avait pourtant été interdite… Dans les cours d’histoire, on survolait rapidement tout notre passé préislamique (les gloires de Carthage, la civilisation raffinée à l’époque romaine) pour montrer que la Tunisie était devenue un pays civilisé grâce à l’islam.

Tous les programmes ont été changés par suite de cette réforme, surtout dans les matières sensibles. Une totale refonte des cours d’instruction religieuse a été entreprise : la religion musulmane est présentée de manière libérale, conforme aux théories des penseurs musulmans modernes ; l’histoire est axée sur l’aspect de l’évolution des idées en insistant sur le Siècle des lumières ; on présente l’histoire de la Tunisie qui a été successivement berbère, punique, romaine, vandale, byzantine, musulmane et arabe, de sorte que le jeune Tunisien se réconcilie avec son passé. Dans les cours de biologie, la théorie de l’évolution est enseignée, ce qui fait dire à un lecteur du New York Times [17] en réaction à un article présentant cette réforme [18] : « au moment où la Tunisie fait progresser ses écoles vers l’avenir en enseignant l’évolution darwinienne, l’Ohio régresse vers le passé en envisageant l’enseignement de la doctrine religieuse fondamentaliste qui soutient que la vie est le produit d’un concepteur intelligent… ».

par Faouzia Farida CHARFI

Physicienne – Ancienne directrice de l’Institut Préparatoire

aux Études scientifiques et techniques

La Marsa – Tunisie

BIBLIOGRAPHIE ET NETOGRAPHIE

[12] HAMDI-CHERIF A. « De quelques blocages dans l’accès au savoir : l’identité comme

obstacle épistémologique ». Naqd, revue d’Études et de critique sociale, n° 13 (Science,

savoir et société), p. 101.

[13] CORBIN H. Histoire de la philosophie islamique. NRF, idées, 1964.

[14] AL-GHAZALI. Al-munqid min adalal : erreur et délivrance, p. 75, traduction française par F. JABRE, Commission libanaise pour la traduction des chefs d’oeuvre, Beyrouth, 1969.

[15] CHARFI M. et MEZGHANI A. Introduction à l’étude du droit, § 386 et 397, CNP, Tunis, 1993 (en arabe).

[16] QUADRI G. La philosophie arabe dans l’Europe médiévale. Traduction R. HURET, Paris : Payot, 1947.

[17] The New York Times, 18 mars 2002.

[18] CHARFI M. « Reaching the Next Muslim Generation ». The New York Times, 12 mars 2002.