Islam : raison et spiritualité dans le contexte de la ‘‘modernité’’
Quelle ‘‘raison’’ islamique ?
La Renaissance arabe (Nahda) au XIXe siècle et l’apparition du mouvement de l’islâh (« réforme ») à la fin du même siècle sont largement redevables de la pénétration de l’influence européenne en Orient, et plus particulièrement de la ‘‘raison des Lumières’’ française. La ‘‘raison islamique’’, qui se fonde sur les nombreuses incitations coraniques à observer et à réfléchir, et s’est enrichie par la greffe de la philosophie grecque, a fait ses preuves à l’âge classique dans tous les champs cognitifs, unifiés par le principe de l’Unicité (tawhîd). Lorsque l’hégémonie européenne s’est confirmée, elle avait déjà beaucoup régressé. En fait, étaient frappées de dégénérescence aussi bien la mystique que la raison. En effet, de même que la philosophie grecque ancienne avait une teneur spirituelle et initiatique que l’Europe moderne a totalement censurée [1], la raison coranique conjugue en permanence intériorité et extériorité ; elle s’adresse autant au cœur qu’au cerveau, et associe en maintes occurrences la méditation/invocation (dhikr) et la réflexion (fikr). Ainsi des versets 3 : 190-191 : « Certes, il y a dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance des nuits et des jours, des signes qui pour sont qui sont doués d’intelligence, ceux qui invoquent Dieu debout, assis ou couchés sur le côté, et qui méditent sur la création des cieux et de la terre ».
La ‘‘raison islamique’’, pour prendre quelques repères modernes, est donc une « raison ouverte » (expression d’Edgar Morin), ou, de façon plus juste, une « raison transcendantale » (expression d’Edmund Husserl). Les théologiens mu‘tazilites (VIIe / Xe siècles), perçus souvent en Occident comme de purs rationalistes, ont en fait cultivé « une sorte d’irrationalisme [2] », et il y eut un mouvement conséquent de « soufis mu‘tazilites », selon les sources, qui témoigne que raison et intuition étaient vécues de concert par ses protagonistes [3]. Il est bon de rappeler que la supra-raison des soufis authentiques se construit sur la raison, et que ceux-ci ont toujours tenté d’établir une « balance », une harmonie entre les deux. Telle fut la démarche de Ghazâlî, même si, avec le temps, il manifesta de plus en plus de défiance à l’égard de la raison théologique, pour privilégier la « certitude » soufie, fruit de la contemplation directe des réalités spirituelles. En dépit de l’influence qu’exerça sur lui la philosophie, il accorda la primauté à l’expérience intérieure.
Chacun cherchait donc son équilibre personnel entre la raison déductive et l’intuition spirituelle. Mais à l’échelle collective, le clivage s’est vite affirmé entre ces deux polarités. Voici Avicenne (XIe siècle) qui déclare à ses élèves à l’issue de sa rencontre avec le soufi Ibn Abî l-Khayr : « Tout ce que je sais, il le voit ! [4] ». Au siècle suivant, le vieil Averroès, à Cordoue, reçoit une leçon du jeune Ibn ‘Arabî : « – Qu’avez-vous trouvé par le dévoilement et l’inspiration divine ?, s’inquiète le premier. Est-ce identique à ce que nous donne la réflexion spéculative ? – Oui et non, répond le second, entre le oui et le non les esprits prennent leur envol, et les nuques se détachent [5] ! ». Ibn ‘Arabî valide l’une et l’autres approches de la réalité mais, en définitive, la métaphysique ne peut que l’emporter sur la physique : « Il y a deux voies menant à la connaissance de Dieu, écrit-il. La première est celle du dévoilement : c’est une science irréfutable que l’homme trouve en lui-même et qui ne s’accompagne d’aucun doute […]. La seconde voie est celle de la réflexion et de la démonstration rationnelle. Cette voie est inférieure à la première, car le doute ou le soupçon peut affecter l’argumentation de celui qui la pratique [6] ».
Averroès était non pas un ‘‘rationaliste’’, mais un esprit rationnel ouvert à la dimension spirituelle, intérieure, du monde. Il soutenait par exemple qu’en cas de conflit entre la raison et la tradition théologico-juridique, la primauté devait revenir à la raison. Le sens éxotérique du texte pouvait contredire la raison ; mais selon lui, soulignons-le, il ne saurait en être de même pour le sens ésotérique, car il est d’inspiration divine. Le blocage de la pensée islamique, que Mohamed Talbi impute à son rejet d’Averroès [7] provient, aussi et surtout, de l’incapacité des musulmans à intégrer la métaphysique soufie, notamment celle d’Ibn ‘Arabî, et de leur propension symétriquement opposée à se réfugier dans une mystique/religiosité populaire de type ‘‘irrationnel’’. Raymond Abellio faisait en ce sens une nette distinction entre la mystique, qui peut conduire à la dissolution de la conscience et donc à l’aliénation de l’être, et la gnose, où l’intelligence est active et « permet le jeu de la rationalité [8] ».
Pour lutter contre la sclérose qui envahit la culture islamique à partir du XIVe ou XVe siècle, les réformistes Jamâl al-dîn Afghânî et Muhammad ‘Abduh (fin du XIXe siècle), bientôt suivis par d’autres, prônèrent un regard nouveau, vivifiant, sur les sources scripturaires ; d’où leur appellation de Salafiyya (« ceux qui se réclament des premières générations de musulmans »). De façon logique, ils appelèrent à la redécouverte de la ‘‘raison islamique’’ initiale, pionnière et audacieuse. L’islam est venu pour émanciper l’homme par la raison, tel est le sens du scellement de la prophétie et de l’abolition de la prêtrise. La dernière révélation marque la maturité du genre humain, en vertu de laquelle chaque individu est libre et responsable devant Dieu. L’islam a fait passer l’humanité du mythe à la raison, du miracle à la réflexion positive : voici ce que disent en substance l’Indien Sayyid Ahmad Khan, Muhammad ‘Abduh, Mohammed Iqbal et Muhammad Khalafallah notamment. L’islam peut dès lors être présenté comme l’expression de la « religion naturelle » ; il serait, bien plus que le christianisme, la religion de la « sortie de la religion » ; nous y reviendrons.
Néanmoins, chez les grands réformistes comme Afghânî, ‘Abduh ou Iqbal, le recours à la raison ne s’est pas fait au détriment de l’approche spiritualiste du monde et de la religion. Ils avaient en tête la critique que Kant avait dressée de la raison en terrain européen. Ils réprouvaient bien le soufisme populaire et le maraboutisme, mais plaçaient l’idéal mystique au-dessus de tout : ‘Abduh est resté toute sa vie durant affilié à la voie Shâdhiliyya, et Iqbal, disciple à travers les siècles de Rûmî, à la Qâdiriyya [9]. « Cette idée [la réhabilitation de la raison], cependant, ne signifie pas que l’expérience mystique, qui qualitativement ne diffère pas de l’expérience du Prophète, a maintenant cessé d’exister comme fait vital, précise Iqbal. En réalité, le Coran considère à la fois ‘‘Anfus’’ (le soi) et ‘‘Afaq’’ (le monde) comme sources de connaissance [10]. Dieu révèle Ses signes dans l’expérience intérieure aussi bien qu’extérieure [11] ». Il ajoute : « L’humanité d’aujourd’hui a besoin de trois choses : une interprétation spirituelle de l’univers, une émancipation spirituelle de l’individu et des principes fondamentaux de portée universelle orientant l’évolution de la société humaine sur une base spirituelle. Sans doute l’Europe moderne a-t-elle construit des systèmes idéalistes sur de tels principes, mais l’expérience montre que la vérité révélée par la raison est incapable d’engendrer cette flamme de conviction vivante que seule peut apporter la révélation personnelle [12] ».
Cette distanciation opérée par Iqbal vis-à-vis de la ‘‘raison européenne’’ est capitale, car certains milieux européens, et français en particulier, somment les représentants de l’islam de s’aligner sur la raison des Lumières de l’Europe du XVIIIe siècle, appelant de leurs vœux à l’émergence d’un « islam des Lumières ». Les mu‘tazilites anciens, on l’a vu, n’étaient aucunement réductibles à des ‘‘rationalistes’’ modernes, et l’islamologue allemand van Ess, s’il confirme que « la raison, ‘aql, a toujours été la faculté principale accordée [selon l’islam] à l’homme par Dieu », ajoute immédiatement après : « Certes, il ne s’agit pas de la raison indépendante du siècle des Lumières, mais plutôt d’une intelligence assujettie à la volonté de Dieu et au système d’ordre établi par Lui. Mais ce don divin [la raison] fut accepté et apprécié partout, même chez les ascètes et les mystiques [13] ». Averroès, n’en déplaise aux partisans des raccourcis historiques, était avant tout un musulman de la Tradition, un juriste et un cadi. On ne dira jamais assez que son projet s’inscrivait dans le principe islamique de l’Unicité, et visait à prouver qu’il ne peut y avoir que concordance, harmonie, entre la Révélation et la raison humaine.
Puisque de nos jours, et surtout en climat occidental, la raison islamique ne peut, semble-t-il, exister qu’en référence à la raison des Lumières, il vaut la peine de s’arrêter quelque peu sur celle-ci. On ne peut nier les acquis réalisés par ces « Lumières », tels que l’apparition d’une culture démocratique et la reconnaissance des droits de l’homme, mais l’on ne peut nier non plus que l’humanisme privé de Dieu dont elles ont accouché a conduit l’Europe à l’asservissement de la nature (promu par Descartes, Buffon, Marx…), aux guerres fratricides les plus monstrueuses, à un colonialisme éhonté, à diverses formes de totalitarisme, à un certain nihilisme civilisationnel enfin. Bref, la « raison émergente » n’a pu dépasser cette « aporie », et le mot est élégant [14]. Les penseurs de l’Ecole de Francfort, Horkheimer et Adorno, qui écrivaient durant la Seconde Guerre Mondiale et après, ont fait le procès de cette « raison instrumentale ». La philosophie des Lumières, tout d’abord, a été récupérée par la sphère politique dès Napoléon, pour entrer ensuite dans la besace du positivisme d’Auguste Comte [15]. Les pseudo-idéaux du ‘‘progrès’’ qu’elle a charriés ont conduit au machinisme et à une exploitation inédite de la nature, au consumérisme peut-on ajouter désormais. Une telle raison tend donc à s’autodétruire [16]. C’est en définitive une « raison totalitaire [17] » car elle n’est que la « projection idéologique d’une fausse universalité [18] ». Heidegger parlait de « l’arraisonnement du monde par la raison », pour en faire sa proie. Quant à Edgar Morin, il note que « sous le nom de ‘‘raison’’ s’est répandu un mode de pensée extrêmement mutilant » ; il appelle à « sauver la raison de la rationalisation et du rationalisme, au profit de la rationalité » et l’on connaît sa formule « la rationalité ouverte [19] ». D’autres auteurs, moins connus ou provenant de différentes cultures, ont achevé de montrer comment l’hégémonie matérielle de l’Occident a exporté, sous couvert de ‘‘raison’’, une vision utilitariste, et donc atrophiée, unidimensionnelle, du monde.
Or, le réformisme musulman du XXe siècle a péché d’une manière ou d’une autre. Tantôt il s’est orienté vers un salafisme réactionnaire, allié du wahhabisme. Ce fut l’œuvre de Rachîd Ridâ (m. 1935), présenté comme le successeur de Muhammad ‘Abduh, alors qu’il a tronqué sa pensée à la fois en censurant sa dimension spirituelle et en reniant la raison qu’il avait fait émerger. Rida pensait que les musulmans devaient acquérir les avancées techniques de l’Occident tout en préservant leur éthique islamique. Cette scission artificielle, dénuée de toute pensée globalisante, a pu mener maints islamistes à maîtriser les techniques les plus sophistiquées tout en étant sous-développés sous l’angle de la raison et de la spiritualité. De ce courant, on peut dire qu’il est « la pensée du retard historique » et qu’il « aura manqué la revivification intérieure dont les êtres ont tant besoin aujourd’hui [20] ». Tantôt le réformisme est devenu le rationalisme complexé de l’ex-colonisé : il a fait allégeance à la raison européenne des Lumières, raison obsolète pour beaucoup, et dont les impasses évoquées plus haut sont tangibles.
Cette seconde catégorie de réformistes a abondé sans le sens du ‘‘politiquement correct’’ occidental en prenant pour slogan le déconstruire qui, comme le notait Jacques Berque, plaît tant à notre époque [21]. Leur méthode, à cet égard, ressemble beaucoup à celle de la psychanalyse, du moins freudienne, qui déconstruit sans pouvoir reconstruire. Dans le soufisme aussi, le maître spirituel ‘‘déconstruit’’ l’ego du disciple : il évacue autant que possible ses miasmes, ses projections mentales et ses illusions pour le mettre face à la Réalité. Mais ce processus de déconditionnement s’accompagne d’une reconstruction psychologique de l’être du disciple, par la découverte d’un supra-identité spirituelle que celui-ci ne soupçonnait pas en lui. Cette maïeutique, si elle s’effectue selon les règles du soufisme, est enveloppée de bénédiction et de miséricorde. Déconstruire le Coran et les fondements de la tradition islamique n’a de sens épistémologique que si l’on peut apporter des preuves concluantes, comme le soulignait Berque [22], et surtout proposer une authentique alternative. La méthode historico-critique n’est qu’un instrument, non une fin en soi ; comme toute méthode, elle est marquée par le contexte qui l’a suscitée. En outre, elle ne s’exerce nullement à l’autocritique : elle ne jette aucun regard sur un autre establishment que celui de l’autorité religieuse, et qui est l’académisme ainsi que les mythes scientifiques qu’il véhicule. Notre culture, pas plus qu’une autre, n’est exempte de présupposés idéologiques et de superstitions. Or, la ‘‘modernité’’ occidentale, comme le remarque Farid Esack, fait aisément le lit de l’idéologie libérale, et certains voient dans le discours des ‘‘musulmans libéraux’’ un asservissement au modèle occidental hégémonique [23]. La bataille ne se déroule pas entre les partisans de la raison et ceux d’une quelconque ‘‘déraison’’, mais entre les adeptes de rationalités différentes [24].
Au-delà de la ‘‘raison’’ : pour une approche intégrale de la Réalité
Depuis quelques décennies, nous assistons à l’émergence de nouveaux paradigmes, qui sont en voie de transformer radicalement notre rapport au monde. Il faut en chercher les prémisses les plus sérieuses dans la révolution quantique qu’a connue la physique dans les années 1920. Dans notre village planétaire, ces paradigmes revêtent une ampleur bien plus grande que ceux mis à jour aux XVIe et XVIIe siècles par Copernic, Newton, Descartes et d’autres, bien que le grand public ne s’en soit pas encore rendu compte. Ils rendent totalement caduques le scientisme de la pensée européenne moderne, selon laquelle le réel se réduit à ce qui est observable et quantifiable.
Ce qui nous intéresse ici, c’est le caractère holistique, global, de la révolution en cours, et ses incidences sur le champ religieux. Sa critique radicale cible tout le domaine de la pensée européenne moderne, perçue comme « réductionniste », et exportée dans le monde musulman notamment. Selon le paradigme du « holisme » qui a déjà fait son chemin en Occident, c’est le tout qui donne sens et valeur à ses parties par la fonction que celles-ci jouent en son sein. Ce paradigme est en train de générer une application d’une importance capitale dans la rencontre qui se réalise entre la physique quantique et des traditions spirituelles orientales telles que l’hindouisme, le taoïsme, le bouddhisme et maintenant l’islam soufi. Des scientifiques de pointe comme Niels Bohr, Erwin Schrödinger ou David Bohm ont été frappés par la concordance qui se dégageait entre leurs constats expérimentaux et les intuitions métaphysiques des sages orientaux anciens. Cette recherche de dialogue avec la philosophia perennis, de la part de ces savants, a abouti à une hiérarchisation des valeurs parfois inverse à ce qui prévalait auparavant : une Weltanschaung spiritualiste retrouvait la prééminence sur le positivisme scientiste.
Notre époque est formidable en ce qu’elle réintroduit le sens par le biais de sciences d’avant-garde, alors qu’il avait été chassé par le rationalisme réifiant de l’Europe moderne, mais aussi épuisé par les arguties desséchantes des théologiens-juristes musulmans. Ainsi, par un retournement de perspective presque humoristique, c’est la raison de pointe qui réintroduit le sacré, qui réenchante le monde.
Au sein de ce nouveau paradigme émergent de plus en plus de voix qui refusent désormais le totalitarisme d’une vision unidimensionnelle, utilitariste, du monde. En-dehors des milieux de la physique quantique, telles étaient déjà les positions de penseurs ou de spirituels européens durant la première moitié du XXe siècle, qui, à des titres divers, allaient à contre-courant du positivisme ambiant : Henri Bergson (m. 1941), pour lequel l’intuition transcende les cadres clos de l’intelligence afin d’aller chercher à l’intérieur de la vie une source de connaissance ; René Guénon (m. 1951) pour qui la science rationnelle n’est qu’une « connaissance par reflet », alors que la métaphysique ouvre à une connaissance « intuitive et immédiate [25] » ; l’Anglais Whitehead (m. 1949) et d’autres. Mais il a fallu attendre les années 1970 pour que l’on passe de doctrines portées par quelques individus ou milieux à un vécu collectif, diffus.
Cette quête d’un sens plus ouvert que la seule rationalité ne fait que reformuler en termes contemporains le principe moniste ancien qui voit dans l’univers une seule réalité fondamentale (postulat des atomistes grecs comme Démocrite, par exemple). L’on ne manquera pas de relever, à cet égard, les affinités du paradigme holistique avec le principe islamique de l’Unicité (Tawhîd) : en vertu de la solidarité liant Dieu à Sa création, l’Unicité métaphysique devient diversité et pluralisme dans le monde physique. Le principe islamique de l’intégralité (shumûliyya) est une conséquence directe du Tawhîd. Le soufi Ibn ‘Arabî et son école l’ont formulé en « unicité de l’Être » : Dieu, le seul Réel, possède l’Être, mais par amour et par miséricorde Il amène la création à l’existence en lui insufflant de cet Être. Sans vouloir forcer les traits de similitude, nous constatons que Alfred Whitehead, qui a influencé jusqu’à Mohammed Iqbal, parlait de « l’unité vivante de l’univers ». Il dépassa totalement l’approche analytique pour aller vers l’approche systémique [26] : dans une modalité très proche de celle d’Ibn ‘Arabî, il soutient que l’univers n’est pas fait d’un ensemble de choses séparées, autonomes, mais d’un réseau infini de « relations » entre les êtres et entre les différents règnes de la création. A l’époque contemporaine, la démarche soufie entre remarquablement en résonance avec la « rationalité élargie » du physicien et chimiste Ilya Prigogine, avec les principes de « complexité du réel » et de « multidimensionnalité » d’Edgar Morin.
Rachid Benzine clôt son ouvrage Les nouveaux penseurs de l’islam [27] sur une citation de Mohammed Arkoun, appelant de ses vœux une « rationalité plurielle » grâce à laquelle on quitterait « le cadre dualiste de la connaissance où raison s’opposait à imagination, histoire à mythe, vrai à faux, bien à mal, raison à foi ». Fort bien, mais les sciences humaines sollicitées ici ne suffisent certainement pas à la tâche. Je ne suis ni Michel Foucault lorsqu’il avançait que « les sciences humaines sont de fausses sciences, ce ne sont pas des sciences du tout », ni Abdou Filali-Ansary qui voit en elles « une formidable machine de destruction [28] ». Toutefois, force est de reconnaître qu’elles ignorent pour l’essentiel les nouveaux paradigmes abordés plus haut. Il semble qu’elles soient toujours en retard parce que freinées par l’idéologie. L’interférence, par exemple, qu’exerce l’observateur sur le champ observé a été reconnue en physique depuis les années 1920, mais elle n’est pas encore admise dans toutes les sciences humaines. Cela reviendrait en effet à remettre en cause l’impérialisme que celles-ci exercent dans la pensée actuelle. Abellio notait avec justesse qu’en Occident elles ont expulsé la métaphysique, laquelle devrait être réintégrée dans notre champ de vision [29]. Dans la révolution épistémologique qui est en cours, l’apport des sciences ‘‘exactes’’ et des sciences humaines est nécessaire, mais non suffisant. La méthode intégrale, holistique, a pour vocation de mettre en synergie l’expérimentation dans le monde phénoménal et l’expérience intérieure, la raison élargie, dotée de ses divers outils (qui ne sont donc pas des fins en soi), et la supra-raison, qui possède ses propres moyens cognitifs, plus englobants.
Voyons maintenant comment, toujours dans le cadre islamique, l’expansionnisme de la pensée juridique a généré le légalisme religieux, introduisant ainsi un profond déséquilibre, et comment les spirituels de l’islam ont tenté de restaurer une vision plus harmonieuse, plus intégrante, du monde et de la religion.
Face au juridisme islamique : nécessité de l’ijtihâd spirituel
Pour la plupart des musulmans et des observateurs concernés par la réforme de l’islam, celle-ci n’est envisageable que dans un questionnement préalable sur la place démesurée qu’a pris le droit (fiqh) dans le champ de la culture islamique. Si le ‘‘génie’’ du fiqh et son originalité dans la production humaine ne sont plus à démontrer, force est de reconnaître que dès le IIe siècle de l’Hégire cette discipline a connu une hypertrophie qui reléguait ses consoeurs (la théologie, et surtout l’éthique, la spiritualité, la philosophie) dans des marges plus ou moins fréquentables. De plus en plus s’est imposée l’identification de la sphère ‘‘islam’’ à la norme juridique. Où se trouvait l’essence spirituelle du message de Muhammad ?
Le célèbre « hadîth de l’ange Gabriel », source scripturaire incontestée, a pourtant doté la religion islamique d’un principe d’harmonie entre ses différentes composantes, et a établi une hiérarchie des valeurs qui s’est vite inversée. Il présente cette religion dans un déploiement de sens, en procédant du domaine formel vers le domaine intérieur. Le premier degré, l’islâm correspond à la pratique extérieure, physique de la religion, incluant les oeuvres d’adoration (‘ibâdât) et les relations humaines (mu‘âmalât) : il est régulé par le droit ou la législation (fiqh). Puis vient l’îmân, la foi, qui a son siège dans le coeur, mais à ce stade le fidèle se réfère encore à des convictions puisées dans le dogme. La foi est orientée et structurée par la théologie dogmatique. Enfin, l’ihsân énonce l’exigence « d’adorer Dieu comme si tu Le voyais ». Les soufis ont identifié leur discipline à cette quête de la perfection, en l’occurrence de la perception directe des réalités spirituelles par le dévoilement et la contemplation. Ils tendent ainsi à parvenir à la « vision certaine » (yaqîn), dépassement ou plutôt accomplissement de la foi. Le fidèle qui s’en tient au stade de l’islâm, voire de l’îmân, n’a donc pas parachevé son parcours au sein de sa religion. Or, disent les soufis et les oulémas soufis, la quête de la Réalité spirituelle s’impose autant aux musulmans que celle de la science exotérique. Ibn Khaldûn abonde en ce sens lorsqu’il avance que le soufisme fait partie intégrante des sciences de la Sharî‘a [30]. C’est pourquoi les traités de « profession de foi » des anciens intégraient cette « balance » indispensable à l’équilibre personnel comme collectif : la spiritualité y représentait une des trois parties de la religion, avec le dogme (‘aqîda) et la Loi (Sharî‘a). Les penseurs réformistes contemporains ne disent pas autre chose. Pour le Syrien Sa‘îd Hawwâ (m. 1989), le soufisme est une discipline qui s’impose à tout fidèle pour compléter les approches théologique et juridique. Quant à l’Iranien Abdul Karim Soroush, il fonde pareillement sa théorie de la contraction et de l’expansion de la connaissance religieuse sur le kalâm (la théologie dogmatique), les usûl (les fondements du droit) et l’‘irfân (la gnose, la connaissance ésotérique) [31].
Dans ses emplois coraniques, la racine arabe FQH, d’où vient le terme fiqh, signifie « comprendre », « saisir » les signes divins dans le monde. Les premiers grands juristes ont bien été fidèles à ce sens ; ainsi, pour Abû Hanîfa, fondateur de la première école juridique, le fiqh est « la connaissance de l’âme humaine, de ses droits et de ses devoirs ». Mais l’on a vite restreint le fiqh à un appel à comprendre la volonté divine normative, et une rapide évolution en a fait un droit positif, appliqué. D’où l’interpellation du soufi Shiblî (m. 945) aux juristes de son temps, Shiblî qui refusait cet affaissement du sens, et qui réclamait le fiqh Allâh, la « compréhension [spirituelle] de Dieu] ». Mais en vain… L’époque était à ce qu’on a appelé a posteriori la « fermeture des portes de l’ijtihâd ». En résumé, la racine coranique FQH, qui incitait à l’effort de réflexion, a été transmuée en suivisme jurisprudentiel.
Ce juridisme galopant a produit une orthopraxie, certes nécessaire dans toute gestion d’une communauté religieuse, mais qui a engendré une obsession de l’observance rituelle et a abouti au formalisme sclérosant, source majeure des intégrismes modernes. Les milieux soufis ont tenté de réagir contre cette lecture close de l’islam. N’accusaient-ils pas les juristes d’avoir introduit une disharmonie dans la matière islamique ? De façon parfois abusive, ils affirmaient que tout soufi est juriste, de par la formation traditionnelle que suivait tout lettré, mais que l’inverse n’est pas vrai. En-dehors des milieux soufis stricto sensu, Tawhîdî, déjà (XIe siècle), s’essaya à déritualiser la pratique religieuse. Le diagnostic opéré par Ibn Khaldûn au XIVe siècle sur ce point est éclairant, et péremptoire. Lui qui fut pourtant juriste malékite et cadi note que la plupart des musulmans, après les premières générations, négligèrent la vie spirituelle pour les aspects formels de la religion. Les juristes (fuqahâ’) ne se préoccupèrent bientôt plus que de l’observance extérieure, et c’est alors que se distinguèrent les ascètes et les soufis. De ce schisme entre l’aspect exotérique (zâhir) et l’aspect ésotérique (bâtin) du message islamique, Ibn Khaldûn, notons-le, en impute plutôt la faute aux exotéristes [32]. Le développement excessif du droit aurait ainsi rompu la complétude qui caractérisait le vécu des premiers musulmans, l’équilibre entre spiritualité et normativité. Le théologien Alfred Loisy (m. 1940) écrivait que « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue ». De la même façon, le Prophète apportait un humanisme spirituel, et ce sont le juridisme et le ritualisme qui se sont imposés.
L’impasse à laquelle devait mener une lecture close, réifiée, du Livre et de la Loi a été pressentie très tôt par les spirituels de l’islam. Une évidence d’ordre méthodologique s’est vite imposée à eux : le mental humain, l’esprit discursif qui utilisent la déduction et l’argumentation ont leur place dans l’élaboration de la connaissance, mais leur nature limitée empêche l’homme d’accéder à la Réalité profonde et ultime des choses (Haqîqa), dont il se trouve ainsi voilé. La science spirituelle se fonde notamment sur la séquence coranique dans laquelle Khadir, initiateur énigmatique des prophètes et des saints, met à l’épreuve le prophète Moïse par trois fois, en accomplissant des actes qui contreviennent en apparence à la Loi [33]. Moïse, qui s’en tient aux normes extérieures de la Loi, se montre impatient et révolté. Khadir, quant à lui, perçoit la réalité profonde des choses et juge selon la Réalité, la Haqîqa : il explique à Moïse le bien-fondé ésotérique de ses actes, puis le laisse là. A l’intérieur de ce passage, le verset 18 : 65 spécifie la science qui convient au mode de perception ésotérique : « Nous [Dieu] lui [Khadir] avons octroyé une science émanant de chez Nous », science mystique au sens où elle provient du monde du Mystère, le ‘âlam al-ghayb coranique. Elle est définie par les soufis comme une science octroyée par la grâce (‘ilm wahbî), en contraste avec la science acquise (‘ilm kasbî) ou science spéculative (‘ilm nazarî).
La science intuitive, mais non empirique, des soufis se caractérise par sa dimension expérientielle et sa fulgurance. Elle se veut plus ouverte, plus plénière que celle engagée par le seul ‘‘mental’’, puisqu’elle embrasse à la fois le rationnel et le supra-rationnel. Elle a employé dans l’histoire de l’islam deux moyens d’investigation du monde supra-sensible : l’inspiration (ilhâm) et le « dévoilement spirituel » (kashf ou mukâshafa). Ces paradigmes ne sont pas propres à l’islam : Kant définissait l’intuition comme le dévoilement de ce qui est en nous. Aux yeux des soufis, seules ces deux méthodes cognitives sont à même de mener à la « certitude », le yaqîn coranique, et ainsi de dissiper le doute associé aux sciences spéculatives. Le grand savant polygraphe Bîrûnî (m. 1048) en montra bien l’exigence : « Entre Dieu et Sa créature, il y a mille couches de lumière et de ténèbres. Traverser celles-ci vers celles-là, voilà en quoi consiste l’ijtihâd des mystiques, qui une fois atteint son but n’admet ni reculade ni régression [34] ». L’ijtihâd formel des juristes-théologiens n’est, selon ce que eux-mêmes en disent, qu’une opinion, une conjecture, un zann, terme qui revêt dans le Coran un sens hypothétique voire péjoratif. L’épistémologie soufie a ainsi donné naissance à un « ijtihâd spirituel » qui s’est affirmé de plus en plus au cours des siècles, se posant tantôt en rival de l’ijtihâd juridico-théologique, tantôt en complément harmonieux de ce dernier. Au cours des siècles, l’ijtihâd spirituel a eu pour fonction de promouvoir une refonte du sens en islam, et non seulement une réforme des formes. Cette dernière ne peut qu’opposer une forme à une autre, ce qui conduit fatalement à des blocages, à des fractures. D’évidence, toute religion ne peut vivre en phase avec la modernité que si sa spiritualité lui permet de transmuer le monde des formes, appliquant ainsi l’allusion coranique : « Chaque jour, Il [Dieu] est à l’œuvre [35] ».
Face à la modernité
Les musulmans voient le plus souvent dans la modernité un projet occidental visant à imposer à l’humanité, par l’exploitation des peuples et de la nature, la désacralisation et la sécularisation. Le fameux désenchantement du monde serait ainsi le produit d’une « alliance entre modernité capitaliste, montée en puissance de la sphère marchande, paradigme scientiste et positiviste de la connaissance et occidentalisation du monde [36] ». Malek Bennabi avait déjà perçu que cette quantification, réification, du monde et de l’homme portait une périlleuse négation de soi, à la manière de « l’autodestruction » énoncée par l’école de Frankfort. Il n’en était pas moins acerbe dans son jugement sur les sociétés musulmanes, sur leur stagnation interne et leur « colonisabilité ».
Le pragmatisme réclamait cependant que l’on tienne compte de la nouvelle donne : la modernité de type matérialiste était imposée par les armes et la technique des puissances coloniales, et il fallait en tirer parti. Les esprits les mieux éclairés pouvaient même chercher la sagesse divine sous-jacente à cette évolution du monde. C’est en ce sens que l’émir Abd El Kader interpréta la supériorité matérielle de l’Occident comme provenant d’un changement de configuration des Noms divins et de leur influence en ce monde. Pour ceux qui se voulaient optimistes ou qui étaient passablement acculturés, la modernité était un mal nécessaire, qui aurait peut-être pour vertu de dessiller les yeux des musulmans et de les faire entrer à nouveau dans la dialectique de l’histoire. Rashîd Ridâ, on l’a vu, a cru que les musulmans pouvaient emprunter la technologie factuelle de l’Occident tout en gardant par-devers eux leurs propres valeurs. Cela nécessitait une souplesse mentale et morale dont beaucoup n’étaient pas parés, et l’on a ainsi abouti à la schizophrénie islamiste : l’on voit chaque jour que la modernité technologique peut s’accompagner de mentalités sclérosées, se nourrissant de la nostalgie d’un passé sublimé.
Il y a assurément des façons positives d’accueillir la modernité et les membres de son cortège, tels que la mondialisation. Dans sa modernité fondatrice, l’islam, il faut le reconnaître, a opéré une véritable ‘‘mondialisation’’ en se diffusant très rapidement dans une large partie du monde connu d’alors. La langue arabe, de l’Inde à l’Espagne, en était le support linguistique, et le moteur l’universalisme de la nouvelle religion. « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu [37] » : le musulman ne pouvait exclure de la Présence divine aucune religion, aucune culture, aucun visage. Rien à voir, donc, avec la « globalization » de type matérialiste : la mondialisation était civilisationnelle et humaniste avant d’être politique et économique (mais il ne faut pas nier ces deux derniers aspects pour autant). D’où cette réflexion d’Abdelmajid Charfi : « La modernité est occidentale par ses origines, universelle par ses influences. Parmi les plus belles valeurs qu’elle ait engendrées – et le message de Muhammad en était porteur de façon éminente – figure le fait de considérer l’être humain comme une personne libre et responsable, et non comme un individu de la collectivité parmi d’autres [38] ».
Les musulmans sont-ils capables de dépasser leur nostalgie de cette ‘‘modernité’’ première de l’islam, pour être acteurs de la modernité/mondialisation actuelle, et alors que la perpétuation des mécanismes anciens, religieux et autres, s’avère impossible ? Les actions, et non pas réactions, face à ce phénomène, existent bel et bien. Au demeurant, loin d’être une simple réaction ) a la modernité mondialisée, le fondamentalisme musulman – dans sa version salafiste par exemple – en est proprement l’enfant. Avec sa doctrine du « mondialisme » – contemporaine, il faut le souligner, de la période de décolonisation – Malek Bennabi a pointé vers l’émergence d’une « civilisation humaine », phénomène nouveau, d’une tout autre ampleur que l’expansion du modèle occidental.
Les musulmans seraient-ils en train de redécouvrir la modernité essentielle de leur religion, c’est-à-dire le caractère émancipateur de la dernière Révélation pour ce cycle ? « D’une certaine manière, l’islam, plus peut-être encore que le christianisme, pourrait être considéré comme la ‘‘religion de la sortie de la religion’’ et comme une religion pour les temps modernes, écrit le pasteur Houziaux, : confession d’un Dieu démythologisé et quelque peu abstrait, rituels simples et universels, abolition de la distinction entre la foi et la raison, entre la révélation et la création [39] ».
La vision du soufisme : être le « fils de l’Instant »
L’un des symptômes de la modernité/mondialisation est incontestablement l’accélération du temps, ou du moins la perception comme telle que l’on en a. Celle-ci va bien sûr de pair avec l’abolition des distances géographiques. Elle se construit sur les mythes du ‘‘nouveau’’, de ‘‘l’inédit’’, sans cesse remis à l’ouvrage. « Si la modernité se définit comme l’époque du dépassement, écrit Gianni Vattimo, de la nouveauté qui vieillit et se voit immédiatement remplacée par une nouveauté encore plus nouvelle […] il deviendra impossible d’en sortir par un mouvement de dépassement [40] ». Il vaut la peine de souligner, à cet égard, que le Prophète disait que la « fin des temps » – ou du cycle actuel ? – serait marquée par une contraction toujours plus accentuée du temps ; les oulémas anciens se sont d’ailleurs interrogés sur les modalités de la pratique rituelle qui prévaudront à cette époque. Pour l’heure, dans ce monde de l’ « idolâtrie du nouveau » (Vattimo), de la révolution informatique et de l’instantané médiatique, comment maintenir une conscience spirituelle, un espace intérieur, non altérés ? Il y a de bonnes raisons de penser que la démarche dialectique ‘‘horizontale’’ ne suffit pas pour répondre aux défis. Celle-ci a versé dans un positivisme unidimensionnel, tantôt ‘‘religieux’’, tantôt sécularisé, montrant non seulement son incapacité à épanouir l’homme et, bien plus, son potentiel de nuisance.
Le soufi a pour devise d’être le « Fils de l’Instant », ou de son époque. L’« instant » correspond chez lui à l’état spirituel (hâl) dans lequel il se trouve, ou plutôt dans lequel Dieu le place. Sans considération aucune pour le passé ou le futur, il observe l’effet de la Présence divine dans l’ici et maintenant, quelque forme que prenne cette instance. Être le « fils de l’Instant » suppose donc une disponibilité sans faille aux théophanies, aux manifestations, incessantes mais toujours renouvelées, de Dieu dans le monde et en l’homme. « Le soufi se nomme volontiers ‘‘fils du Moment’’, écrit Frithjof Schuon ; c’est-à-dire qu’il se situe dans le Présent de Dieu sans s’occuper ni d’hier ni de demain, et ce Présent n’est autre qu’un reflet de l’Unité ; l’Un projeté dans le temps devient le ‘‘Maintenant’’ de Dieu, lequel coïncide avec l’Eternité [41] ». Voyons ici l’une des nombreuses applications possibles de la fameuse parole de Junayd. Dans notre contexte, son aphorisme « L’eau est de la couleur de son récipient » se traduit ainsi : « La Présence est de la couleur de l’instant, de l’époque ».
Le soufi devrait donc être toujours ‘‘moderne’’, si l’on se fie à l’étymologie grecque ancienne du terme modernité, qui signifie « d’aujourd’hui ». Serviteur du « Vivant » (al-Hayy, Nom divin majeur), il a potentiellement la faculté de percevoir la sagesse sous-jacente aux mutations brutales que nous connaissons. Il accepte, accueille même, les conditions cycliques dans lesquelles sa vie s’insère, car il voit en elles l’expression et l’actualisation de la volonté divine. « N’insultez pas le temps, car Dieu est le temps », est-il rapporté dans un hadîth qudsî [42]. Le terme arabe dahr, que l’on traduit par « temps » ou « durée », est considéré par certains auteurs musulmans comme un Nom divin. Le temps est donc le Temps : il n’y a pas de temps ou d’espace profane, car tout est investi par la Présence. « Le dahr, écrit Jurjânî, c’est l’instant permanent, expansion de la Présence divine [43] ».
A cet égard, ce serait « enfouir la vérité » ou « être ingrat » – ce que signifie en réalité le mot kâfir, traduit communément par « mécréant » – que de nier que la modernité soit une providence. D’évidence, « Dieu ne s’est certainement pas trompé en créant le monde moderne : il y a mis une intention que nous devons décrypter [44] ». Que nous vivions une époque de ‘‘ténèbres’’ ou non importe peu en définitive, car Dieu compense : il est bien connu que c’est au plus fort des ténèbres que jaillit la lumière et, certes, c’est dans le désert que l’absolu s’impose souverainement.
Dans notre nouvel espace-temps caractérisé par l’immédiateté et l’instantanéité, Dieu n’a peut-être jamais été aussi immanent. Vivons-nous dans le « dernier tiers de la nuit » au cours duquel, selon une parole du Prophète, Dieu descend jusqu’à ce bas-monde ? La nuit symbolise bien sûr la durée de vie du cosmos et de l’humanité. Pour Ibn ‘Arabî comme pour l’émir Abd El-Kader, Dieu est plus proche de nous durant cette période et, par voie de conséquence, la science spirituelle de la communauté muhammadienne y serait plus accomplie qu’elle ne l’a jamais été [45]…
Par Eric Geoffroy
[1] Voir les travaux de Pierre Hadot.
[2] J. van Ess, Prémices de la théologie musulmane, Paris, 2002, p. 130.
[3] Ibid., p. 125.
[4] M. Ebn E. Monawwar, Les étapes mystiques du shaykh Abu Sa‘id, Paris, 1974, p.200.
[5] C. Addas, Ibn ‘Arabî et la voyage sans retour, Paris, 1996, p.20.
[6] Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, I, 319.
[7] Plaidoyer pour un islam moderne, Tunis, 1996, p. 40.
[8] Approches de la nouvelle gnose, Paris, 1981, p. 14.
[9] Voir notamment E. Sirriyeh, Sufis and Anti-Sufis, Leeds, 1999, p. 89, 98, 133.
[10] En référence au verset 41 : 53 : « Nous leur montrerons Nos signes aux horizons ainsi qu’en eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’il s’agit bien de la Vérité ».
[11] Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Paris, 1996 (rééd.), p. 127-128.
[12] Ibid., p. 179.
[13] Prémices, p. 130.
[14] M. Arkoun, Humanisme et islam, Paris, 2005, p. 12.
[15] M. Horkheimer et T. Adorno, La Dialectique de la Raison, Paris, 1974, p. 14.
[16] Ibid., p. 19.
[17] Ibid., p. 41.
[18] M. Horkheimer, Eclipse de la Raison, Paris, 1974, p. 217.
[19] Le rationnel et l’irrationnel – Rencontres Internationales de Carthage, Carthage, 2000, p. 19, 21, 25.
[20] R. Benkirane, Le désarroi identitaire, Paris, 2004, p. 325.
[21] Relire le Coran, Paris, 1993, p. 26.
[22] Ibid.
[23] F. Esack, Qur’ân, Liberation and Pluralism, Oxford, 1997, p. 72.
[24] Cf. T. Ben Saada, La théologie de la libération chez Munir Chafiq [penseur palestinien comtemporain], sur le site Oumma.com.
[25] La métaphysique orientale, Paris, 1983, p. 11.
[26] M. Taleb, « La Cosmologie organique d’Alfred North Whitehead et la Théologie musulmane de la création renouvelée. Perspectives confluentes », site www.science-islam.net.
[27] Paris, 2004, p. 282.
[28] Réformer l’islam ?, Paris, 2003, p. 279.
[29] Fin de l’ésotérisme, Paris, 1973, p. 76.
[30] Muqaddima : traduction française par V. Monteil, Discours sur l’Histoire universelle, Beyrouth, 1968, p. 1004.
[31] R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, p. 73.
[32] Ibn Khaldûn, Shifâ’ al-sâ’il wa tahdhîb al-masâ’il, Tunis, 1991, p.180.
[33] Cor. 18 : 65-82.
[34] B. Himmich, Ijtihâd – La face voilée de l’Islam, Rabat, 2006, p. 53.
[35] Coran 29 : 55.
[36] M. Taleb, « Les nouveaux paradigmes scientifiques sont-ils intelligibles dans l’intellectualité musulmane contemporaine ? », Etudes orientales n° 23-24, Paris, 2005, p. 113.
[37] Cor. 2 : 115.
[38] L’islam entre le message et l’histoire, Paris, 2004, p. 216.
[39] A. Houziaux, dans l’ouvrage à trois voix Le Coran, Jésus et le judaïsme, Le Coran, Jésus et le judaïsme, Paris, 2004, p. 92. Voir également M. Arkoun, Humanisme et islam, p. 153 ; A. Filali-Ansary, Réformer l’islam ?, p. 23.
[40] G. Vattimo, La fin de la modernité, Paris, 1987, p. 170-171.
[41] Le Soufisme voile et quintessence, Paris, 1980, p. 130.
[42] Parole divine rapportée par le Prophète, dans laquelle Dieu parle à la première personne.
[43] Ta‘rîfât (« Définitions »), Beyrouth – Le Caire, 1991, p. 117.
[44] A. Bidar, Un islam pour notre temps, Paris, 2004, p. 37.
[45] Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Damas, 1966, II, 919.