Nidhal Guessoum : « Notre devoir de leadership est de guider la communauté »
Le Ramadan commencera-t-il le 28 ou le 29 juin ? Dans ce débat qui agite les musulmans en cette veille du Ramadan 2014, Nidhal Guessoum, professeur à l’Université américaine de Sharjah, aux Emirats arabes unis, a aussi son mot à dire. L’astrophysicien algérien, qui défend depuis des années l’adoption d’un calendrier bi-zonal musulman fondé sur le calcul scientifique, explique pourquoi un tel choix limiterait la confusion et les discussions qui accaparent tant les esprits.
Une véritable désunion a affecté les musulmans de France en 2013 quant aux dates de début et de fin du mois du Ramadan. Comment avez-vous vécu ce moment si particulier ?
En tant qu’astronome musulman, quelqu’un qui a beaucoup travaillé pour l’intégration harmonieuse de l’Islam avec les données de l’astronomie, de la science et de la vie moderne, j’ai été profondément attristé par le désordre et la confusion qui se sont produits en France à la veille du Ramadan l’année dernière. Je savais que cette débâcle allait, malheureusement, avoir un impact très négatif, non seulement pour l’islam en France (ses pratiques, ses structures, sa réputation de par le monde), mais aussi concernant nos efforts d’harmonisation mentionnés ci-dessus.
Les organisations musulmanes avaient décrété le 9 Juillet comme date du début du Ramadan sur la base du calcul, mais le 8 au soir, le monde musulman a déclaré que le croissant n’avait pas été vu et donc que le Ramadan commencera le 10, faisant de la France et l’Allemagne (qui suit la Turquie) les seuls pays ou le Ramadan allait commencer le 9. D’où l’effervescence et la pression des masses qui a suivi, menant au revirement qui a été annoncé le matin du 9…
C’est une situation que nous avions prédite et qu’il fallait anticiper, soit en adoptant un critère diffèrent pour le début du mois soit en faisant un grand effort pédagogique et médiatique. Malheureusement, rien de cela n’a été fait.
Entre le 9 et le 10 juillet, le cœur des musulmans avait balancé en dernière minute. Quelle a été votre choix et sur quelle position vous êtes-vous appuyé ?
Les musulmans de France n’avaient pas été préparés pédagogiquement au choix qu’avaient fait les organisations musulmanes d’adopter le calcul comme méthode de détermination du début et de la fin du mois.
Moi j’ai toujours été pour ce choix. Cependant, parmi les experts musulmans sur cette question précise, il y a deux « écoles » : celle qui préconise l’adoption d’un calendrier universel, dans lequel le monde entier commence et termine chaque mois musulman le même jour, et celle (que je représente) qui préconise la division du monde en deux grandes régions (division au milieu de l’Atlantique) qui fait que parfois « l’ancien monde » diffère d’une journée le début ou la fin d’un mois par rapport au « nouveau monde ».
Le calendrier bi-zonal que je préconise aurait permis d’éviter le chaos et la confusion qui se sont produits. Il faut dire, cependant, que les organisations musulmanes qui avaient fait le choix du calcul ont voulu rassembler les musulmans autant que possible et ont préféré adopter le calendrier universel car il correspond exactement à la règle appliquée par les musulmans turcs depuis des décennies et de plus, étant « universel », ce calendrier semblait plus « rassembleur ». Nous experts savions que cela ne serait pas le cas.
Quelle(s) particularité(s) notez-vous cette année sur le plan scientifique quant à la position et la visibilité de la Lune prédites cette année ? Prenant en compte les avis religieux qui s’affrontent, seront-t-elles de nature à favoriser l’annonce d’une ou deux dates en France ? En quoi ?
Pour 2014, la « nuit du doute » du Ramadan sera le 27 Juin, mais ce soir-là, le croissant ne sera visible qu’en Amérique du Sud. Le 28, le croissant sera visible très facilement à l’œil nu en Afrique et assez facilement au Moyen-Orient ; en France, il sera peut-être visible au télescope, mais pas à l’œil nu.
Du fait que le croissant sera visible en Amérique du Sud le 27, le Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche, relayé par l’UOIF sur son site, a déjà publié un communique déclarant le 28 Juin comme date du début du Ramadan. Le CFCM a cette année décidé de revenir à la méthode traditionnelle d’attendre les témoignages d’observation du croissant ; il n’est pas clair si on se limitera aux témoignages venant du territoire français ou si on acceptera des témoignages d’ailleurs. Astronomiquement, aucun croissant ne sera visible en Europe, en Afrique ou en Asie le 27 Juin, donc selon cette approche le mois ne pourra pas débuter le 28. Nous avons donc déjà les prémisses d’un différend, sauf si une observation (totalement fictive et erronée) est annoncée le 27 au soir, ce qui nous mettrait en désaccord avec la science.
Donc, d’une manière ou d’une autre, nous aurons un désaccord important le 27 au soir…
De quel œil voyez-vous la création récente de l’Observatoire lunaire des musulmans de France (OLMF) ?
J’ai déjà publié une réponse à l’annonce récente de l’OLMF pour montrer que non seulement cette approche traditionnaliste, voire fondamentaliste, de l’OLMF (rejetant complètement le calcul insistant sur l’observation locale du croissant) ne règle pas les problèmes de planification et d’unification des musulmans que les organisations musulmanes ont voulu régler par l’adoption du calcul, mais de plus cette approche va créer beaucoup de divisions et de différends car, comme j’ai montré par les données concernant les années qui viennent, cette méthode sera souvent en décalage avec les dates qui seront adoptées dans les pays musulmans de l’Afrique.
L’Arabie Saoudite est le pays auquel se fient souvent les musulmans du monde entier, France compris, pour arrêter les dates du début et fin du Ramadan. Mais vous affirmez que ce pays enregistre les taux d’erreurs les plus élevés du monde musulman quant à la détermination de ce mois. Sur quelles bases ?
Des travaux ont été publiés comparant les dates décrétées pour le Ramadan et les deux Aïds dans plusieurs pays musulmans avec les données astronomiques durant les 50 ans passés. Un tel travail par le chercheur saoudien Adnan Gadi (suivant nos travaux pour l’Algérie et ceux d’autres astronomes pour la Syrie et la Jordanie) publié en 2006 a montré qu’entre 1961 et 2004, les dates religieuses en Arabie Saoudite étaient erronées à un taux de 87 %, dont 63 % de cas d’impossibilité totale… Le papier d’Adnan Gadi est disponible (en Arabe, avec un résumé en Anglais) sur le web.
Comment expliquer ces erreurs ?
Ces erreurs sont facilement explicables par le manque d’expérience des observateurs, qui souvent confondent Venus ou Mercure ou même la trainée d’un avion avec le fin croissant, surtout dans des conditions météorologiques non favorables. (Ce genre d’erreur s’est produit maintes fois). De plus, il faut se rappeler que le premier soir, le croissant ne demeure visible (au-dessus de l’horizon) que peu de temps…
Ces erreurs ont été étudiées scientifiquement, comme dans l’étude publiée par Doggett & Schaefer en 1994. De grands taux d’erreurs ont aussi été trouvés dans les études sur l’Algérie, la Syrie et la Jordanie.
Quel rôle le CFCM doit-il avoir dans le débat selon vous ? Quelle position de principe devrait-il adopter pour mettre fin aux querelles selon vous ?
Le CFCM est tout à fait au courant de mes travaux et de mes opinions. Le CFCM est d’accord avec moi « en principe », mais comme j’ai dit ci-haut, sous la pression des masses il a réalisé que l’adoption du calcul ne peut se faire avant une « période de transition » où un effort d’explication et de sensibilisation des musulmans de France sera fait afin de les convaincre que : 1) cette approche par le calcul est tout à fait acceptable sur le plan religieux, beaucoup de fouqahas anciens et modernes l’ayant en effet validée ; 2) cette approche permet vraiment de rassembler les musulmans de France, voire plus largement, et surtout leur permettra de planifier leur vie, d’obtenir des jours de congé (les deux Aïds) acceptés (dans les écoles) et rémunérés (par les employeurs) officiellement, sans parler de la possibilité de planifier des voyages de rassemblement et de célébration familiale et communautaire.
Oui, un gros effort d’explication doit être fait, l’incompréhension règne encore quant au bien-fondé du calcul pour déterminer les mois lunaires. Alors pensez-vous la décision de la Grande Mosquée de Paris d’abandonner la partie comme étant une bonne solution?
Il y a une grande différence entre « période de transition » et « abandonner la partie » ! Si on veut prendre une année ou deux pour expliquer tout cela aux musulmans de France, en leur montrant que véritablement les calculs sont fiables et cohérents avec le reste de notre vie (temps de prières, etc.), en tant qu’enseignant et pédagogue, je ne peux qu’applaudir et y participer. Mais si c’est un recul, voire une marche arrière, je ne peux pas cautionner cela, car notre devoir de leadership est de guider la communauté, pas de lui laisser les commandes.
Propos recueillis par Hanan Ben Rhouma, publié dans Saphirnews, le 20 juin 2014.