Entretien avec Ahmed Djebbar
Quels types d’échanges scientifiques existaient-ils entre le monde arabo-musulman et l’Europe à l’époque de l’âge d’or de la science arabe ?
En France, on parle de « science arabe », mais ici les Iraniens préfèrent employer l’expression plus large de « sciences en pays d’islam », ou « islamic sciences » en anglais. Nous avons pris l’habitude de dire science arabe, mais elle renvoie en réalité à la science élaborée par les pays musulmans qui était écrite en arabe. On situe en général son âge d’or entre le IXe et la fin du XIe siècle, mais en réalité nous savons maintenant que des apports tout à fait originaux ont continué à être produits jusqu’au XVIe et même au XVIIe siècle, en particulier en Iran. Des échanges scientifiques ont commencé à avoir lieu à la fin du XIe siècle. Entre le IXe et la fin du XIe siècle, nous n’avons pas d’informations précises et nous ne pensons pas qu’il y ait eu des échanges pour une raison très simple : pour qu’il y ait échange entre deux espaces culturels, il faut que celui qui est relativement en avance – ce qui était le cas des foyers scientifiques de l’islam – puisse faire circuler ou transmettre des savoirs qui peuvent être consommés par le partenaire de l’autre espace. Or, nous savons aujourd’hui grâce aux historiens spécialistes du Moyen Age européen que les sociétés européennes n’étaient pas encore prêtes à l’époque à s’intéresser et à intégrer ces sciences dans une nouvelle tradition.
Dès la fin du XIe siècle, nous avons des témoignages d’échanges, notamment au travers de traités de médecine écrits en arabe qui vont être traduits en latin à Salerne en Italie par Constantin l’Africain. Mais cela reste accidentel. Le phénomène de circulation du savoir à la fois grec, indien, et musulman qui va circuler au travers des textes écrits en arabe s’est essentiellement déroulé à partir du XIIe siècle, pour s’étendre jusqu’au XIVe-XVe siècle. Ce phénomène puissant a supposé beaucoup de choses, et notamment que des individus et des groupes en Europe prennent conscience de l’importance de ce savoir, éprouvent le besoin d’aller le chercher, aient la capacité de le comprendre puis de le commenter et de l’enseigner, et enfin de le développer. Ce processus se retrouve dans beaucoup de civilisations et fut aussi expérimenté par les musulmans au VIIIe siècle lorsqu’ils ont traduit, critiqué, commenté et assimilé le savoir grec et indien pour ensuite produire un nouveau savoir enrichi. C’est le même phénomène que l’on va observer dans les sociétés européennes du XIIe siècle, avec des vitesses différentes et des spécificités régionales et sociales. Les Européens traduisent alors de nombreux traités d’algèbre, d’astronomie, de géométrie, beaucoup de philosophie et de médecine, cependant, ils n’ont pas traduit les textes religieux qui les intéressaient moins. On le comprend d’ailleurs tout à fait car au moment où des groupes de la société européenne ont commencé à traduire des textes de la science de l’islam, commençait également le puissant mouvement des croisades, qui étaient précisément des attaques violentes contre ce même empire qui produisait la science. C’est donc paradoxalement pendant cette période du conflit que les traductions ont commencé, faisant de ces deux événements deux processus parallèles. Bien entendu, ceux qui traduisaient les textes n’étaient pas ceux qui faisaient la guerre. Les combattants étaient guidés par des raisons complexes, à la fois idéologiques, politiques, et économiques. Quant à l’intérêt pour la science, il était davantage le résultat d’un processus interne propre aux sociétés européennes. C’est-à-dire que de par leur développement économique, social, politique elles ont alors atteint un type d’organisation ou une structure qui leur a permis de produire des groupes sociaux capables de se libérer de la puissance de l’Eglise pour devenir des séculiers ou des clercs. Ces groupes ne vont plus s’intéresser uniquement à l’étude de la religion mais à autre chose. Et cette autre chose, on ne le trouvait pas à la Sorbonne mais plutôt à Tolède et à Palerme. C’est alors qu’à partir du XIIe siècle, des jeunes vont venir apprendre l’arabe à Palerme, à Tolède ou au Maghreb. Ils ont appris d’ailleurs un peu rapidement, parfois en un ou deux ans, puis ils ont commencé à traduire, parce qu’ils avaient éprouvé le besoin et le sentiment, pas seulement pour eux mais pour la société, que c’était le moment d’aller assimiler cette science. Pourquoi cela ne s’est pas fait avant ? Parce que les sociétés européennes n’étaient pas prêtes à assimiler ce savoir.
L’apport de cette science élaborée en pays d’islam à la science moderne est donc énorme…
Ce sont les Européens de l’époque eux-mêmes qui disent que l’apport est énorme. Cependant, à partir de la fin du XVIIe siècle, les historiens vont changer d’opinion et décider de réécrire l’histoire pour des raisons strictement culturelles et idéologiques compréhensibles, car à ce moment-là, l’Europe qui commence à être à son tour le moteur de la science à l’échelle internationale. Même si cela ne se percevait pas encore de façon évidente, les Européens ont pris conscience qu’après avoir été les élèves des musulmans, ils étaient en train de devenir meilleurs qu’eux. Cela n’était d’ailleurs pas totalement exact car ils ignoraient qu’au XVIe et au XVIIe siècle en Iran, le niveau scientifique était aussi élevé qu’en Europe. Il a donc décliné dans certaines régions du monde musulman comme en Espagne à la suite de la Reconquête, et, dans une moindre mesure, au Maghreb et en Egypte, mais pour des raisons très complexes, la période Safavide a été pour l’Iran une période de renouveau de la logique, de la philosophie, de l’astronomie… Ignorant cela, les Européens considéraient donc qu’ils avaient atteint le niveau scientifique le plus avancé et tout en produisant une science totalement construite sur les sciences de l’islam – les sciences profanes, car ils ont écarté les sciences religieuses -, ils vont naturellement commencer à innover et, au travers de cela, prendre conscience de leur puissance. Et quand une société prend conscience de sa propre puissance, elle devient nationaliste et chauvine. C’est le cas pour tous les peuples, jusqu’à aujourd’hui. Ils comprennent donc qu’ils ne sont plus les élèves des musulmans, qui sont de plus leurs ennemis en religion, alors pourquoi se réclamer d’eux ? Ils vont donc essayer de montrer qu’ils ne sont pas les héritiers des musulmans, mais ceux d’une vieille tradition qui a toujours été européenne. C’est à ce moment-là que l’on a construit le concept d’héritage grec. Les musulmans n’ont jamais renié l’héritage grec, et c’est l’héritage grec et indien enrichi par les apports musulmans durant quatre siècles qui a constitué la science profane des pays musulmans. Les Européens du XIIe au XVIe siècle savaient parfaitement cela, mais les nouveaux Européens du XVIIe avaient besoin de réécrire l’Histoire autrement pour répondre à une sorte de besoin identitaire. Ils ont donc commencé à gommer le rôle des scientifiques des pays d’islam à partir de la fin du XVIIe siècle.
Dans sa théorie des idées, Platon considère que l’objet mathématique fait partie des idées médianes. De manière générale, comment les mathématiciens des pays d’islam ont-ils réagi face à cette théorie ?
D’abord, il faut bien préciser que les mathématiciens des pays d’islam n’étaient pas nécessairement des philosophes ; ils ne connaissaient donc pas forcément les écrits de Platon. En plus, les musulmans ont surtout traduit Aristote. Ils ont traduit Platon mais ils ont davantage travaillé sur Aristote qu’ils connaissent donc mieux. Par conséquent, quand les mathématiciens d’Orient et d’Occident veulent utiliser la philosophie pour exprimer certaines idées, ils citent toujours Aristote et non Platon. Platon a donc qualifié les mathématiques d’idéalités situées dans le monde des idées. C’est une idée qui était acceptée par beaucoup de mathématiciens même s’ils n’avaient pas lu Platon, car les mathématiciens travaillent sur des idées qui viennent néanmoins de l’environnement concret. L’idée de cercle, de droite, de ligne, de carré, etc. se voit d’abord dans la nature, et même certaines courbes très compliquées. De façon générale, les mathématiciens ont donc tendance à être platoniciennes sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir ! Par contre, les mathématiciens des pays d’islam ne faisaient pas des mathématiques d’une manière platonicienne ; ils étaient très réalistes. Il y avait deux types de mathématiques : une mathématique concrète, qui répondait à des besoins de la société et qui va développer des outils pour résoudre des problèmes d’arpentage, d’architecture, de mécanique, de physique ; qui va chercher à comprendre comment la lumière se fabrique, comment elle arrive à nous, comment on voit, pourquoi l’arc en ciel a des couleurs… Ce sont des questions qui sont à la fois théoriques mais aussi pratiques. Mais les mathématiciens ne font pas que résoudre des problèmes concrets, ils se posent aussi des questions théoriques. Ces questions sont parfois très simples, mais leurs résultats peuvent être très compliqués à obtenir et elles ne servent à rien pratiquement et dans l’immédiateté. Mais elles leur permettent de s’exercer et de développer des outils théoriques pour essayer de trouver la solution uniquement par curiosité. Cependant, dans le domaine des mathématiques, il n’y a pas de miracles. Ce sont avant tout des accumulations, des imbrications et des constructions sophistiquées et bien souvent, pour résoudre un problème complexe, il faut s’appuyer sur tout l’héritage des prédécesseurs. Donc bien souvent, l’utilité de ces travaux n’est pas de démontrer le résultat mais de conduire au développement d’outils mathématiques nouveaux servant à élaborer ce même résultat. Peut-être que celui-ci ne servira jamais à rien, mais les outils qui auront été développés pour le trouver pourront servir pour la physique ou les mathématiques, car elles ne travaillent pas souvent pour le présent, mais plus pour l’avenir. C’est là toute la puissance des mathématiques, et leur faiblesse aussi.
Durant cet âge d’or que nous venons d’évoquer, quels rapports existaient entre science et spiritualité ? Est-ce que les scientifiques travaillaient en vue de répondre à des objectifs de curiosité intellectuelle et d’amélioration des conditions de vie matérielles, où se rattachaient-ils d’une façon ou d’une autre à un principe transcendant ?
Ils ne le disent pas. Nous n’avons pas de textes de mathématiciens. Vous savez, les mathématiciens sont comme des artisans : selon leurs aptitudes, ils s’orientent vers une spécialisation. On croit souvent que tous les mathématiciens des pays d’islam étaient comme Avicenne qui connaissait tout, alors que c’est loin d’être le cas. Avicenne était un savant encyclopédique, mais la majorité des savants d’islam n’étaient spécialisés que dans une, ou parfois deux disciplines. De nombreux mathématiciens n’étaient ni philosophes, ni théologiens, ni physiciens ; et même en tant que mathématiciens ils n’étaient si géomètres, ni théoriciens, mais seulement algébristes par exemple. Ils ont sans doute établi des liens entre certaines des questions qu’ils se sont posés et le spirituel, mais malheureusement, nous n’avons pas d’écrits pouvant l’attester. En tant que chercheurs, nous dépendons des textes et nous ne pouvons pas nous permettre de spéculer.
Roshdi Rashed considère que les travaux de Descartes dans le domaine des mathématiques se situent dans le sillage des travaux de Khayyâm. Qu’en pensez-vous ?
Entre spécialistes, nous n’avons pas toujours la même opinion sur une question. Dans la mesure où Omar Khayyâm a étudié les équations du troisième degré, on peut considérer que de manière générale, les mathématiciens de l’Europe vont poursuivre les recherches qui ont été menées en pays d’islam et en particulier certaines qui n’ont pas abouties. Khayyâm est le premier a avoir établi une théorie géométrique des équations cubiques parce que, et il le dit lui-même, il a échoué dans la résolution des équations avec des radicaux. La formule sera trouvée au XVIe siècle en Italie par Tartaglia, Cardan et Bombelli. Pourquoi les Italiens ont-ils trouvé la formule au XVIe siècle et alors que les musulmans avaient échoués ? Les hypothèses sont compliquées et touchent à leurs manières respectives de faire des mathématiques. Cela n’est aucunement lié à l’intelligence car à chaque époque, il y a des gens très intelligents. Mais la façon de faire des mathématiques à une époque permet de trouver certains résultats qui reflètent les préoccupations des sociétés à ce moment-là.
Pour faire le lien entre Descartes et Khayyâm, il faudrait chercher à savoir si Descartes a connu les travaux de Khayyâm, et nous n’en avons aucune preuve écrite. En tant que chercheur, je suis un peu sceptique et je ne dispose d’aucun élément me permettant d’affirmer que son livre serait arrivé en Occident. Nous n’avons même pas de preuves que son livre Démonstrations de problèmes d’algèbre soit arrivé au Maghreb et en Andalousie. Or, de manière générale, pour qu’un livre des mathématiciens de l’islam arrive en Europe, il fallait d’abord qu’il passe par le Maghreb, l’Espagne musulmane ou l’Italie, et nous n’avons pas de preuves qu’ils aient été traduits à Tolède ou à Palerme. Nous disposons cependant d’un seul témoignage qui est celui du grand historien Ibn Khaldun né à Tunis et mort en 1406. Dans son ouvrage central, la mouqaddima ou « l’introduction », il évoque un mathématicien d’Orient qui a étudié plus de six équations pour arriver jusqu’à vingt-cinq. L’information n’est donc pas très précise. On peut donc affirmer qu’au XIVe siècle, on ne connaissait pas les travaux d’Omar Khayyâm au Maghreb, il semble donc plus qu’improbable qu’ils soient connus des Européens. On peut donc seulement affirmer que les travaux de mathématiques de Descartes appartiennent à une nouvelle tradition, celle de l’Europe, qui a été construite sur les mathématiques grecques et des pays d’islam. Le reste n’est qu’hypothèse.
Quels sont les facteurs qui ont conduit au déclin de la science élaborée dans ces pays d’islam ?
Quand on parle de déclin, on pense souvent qu’à un moment donné, dans toutes les régions de l’empire, on observe un phénomène de régression, de ralentissement et d’appauvrissement de l’activité scientifique conduisant à une absence d’innovation. Ce phénomène a effectivement commencé à apparaître, mais il ne s’est jamais généralisé à tout l’empire. En outre, il n’a pas démarré au même moment dans ses différentes régions et n’a pas eu la même intensité partout, car c’était un empire monde. Il ne faut pas raisonner comme la Grèce ou même l’Europe, car l’empire musulman s’étalait sur trois continents. Quant on pose le problème du déclin, on ne pense souvent qu’à la partie méditerranéenne où, effectivement, un déclin est observable notamment au moment de la Reconquête de l’Espagne. La reconquête de Tolède, Cordoue, Saragosse et Séville au XIIe siècle va en effet freiner leurs activités. Les foyers scientifiques qui existaient dans ces villes vont alors se déplacer car ils ne vont plus y retrouver le même climat et le même mode de vie, pour se diriger vers l’espace musulman plus en accord avec leur culture. Ces conquêtes ont donc provoqué de grandes migrations civilisationnelles à la source d’un net déclin en Andalousie du XIIe au XIVe siècle. Cependant, le déclin espagnol va profiter au Maghreb, qui va connaître au même moment une floraison en mathématiques et en astronomie. Il y a donc des déclins partiels, durant des périodes déterminées, alors que certains déclins profitent à d’autres régions et contribuent à une redynamisation de leur activité. De façon générale, beaucoup de régions vont commencer à voir leur activité freinée pour des raisons économiques, militaires, politiques à la suite les Croisades qui se sont déroulées de 1099 à 1270. Après elles, les Mongols envahissent l’empire musulman par l’Asie et l’Iran. Les conséquences de ses invasions ont été catastrophiques à la fois sur le plan économique, mental et culturel, même si après des Mongols vont devenir musulman puis essayer de redynamiser et donner un second souffle à une région qu’ils avaient ravagée. C’est alors que l’Iran va connaître un certain renouveau scientifique alors que l’Andalousie est en train d’agoniser. Mais le problème est que les orientalistes ont souvent eu tendance à analyser l’ensemble de l’empire au travers de ce qui se passaient en Andalousie, alors qu’il faut étudier en détail chaque région de l’empire.
Est-ce que la métaphysique, et plus particulièrement l’ontologie, peuvent servir de base à l’élaboration d’un type de mathématiques spécifique ?
Votre question suppose que des considérations intellectuelles métaphysiques peuvent provoquer des recherches mathématiques. Compte tenu des connaissances actuelles de la tradition mathématique islamique, qui demeurent partielles parce que tributaires des manuscrits que nous découvrons et que nous étudions, nous ne pouvons en rien l’affirmer, ce qui ne veut pas dire qu’on ne trouvera pas un jour des écrits sur ce sujet. Mais pour l’instant, je ne connais pas de chercheur qui soit parti de questions métaphysiques pour établir des résultats mathématiques, sauf dans quelques exemples très localisés. On peut notamment citer certaines études philosophiques de Nâsir ad-Din at-Tûsi au XIIIe siècle, ou celles de mathématiciens plus tardifs qui ont voulu commenter Avicenne et qui ont essayé d’introduire certaines démarches non pas métaphysiques, mais mathématiques pour résoudre des problèmes de logique. C’est là qu’ils ont fait de l’analyse combinatoire, qui restait cependant élémentaire. Mais de façon générale, on ne peut pas considérer que des problèmes liés à la philosophie ont pu provoquer un développement mathématique important. Par contre, certains problèmes de linguistique ou de pratique religieuse ont provoqué des travaux importants en mathématiques ou en astronomie, tout en conduisant au développement de nouveaux outils mathématiques. Par exemple, c’est l’étude de la linguistique et de la grammaire arabe qui était à l’époque la langue du pouvoir qui a fait que l’on s’est posé la question de la lexicographie. Quand on étudie une langue, la question de l’élaboration d’un dictionnaire, qui amène celle de la manière de démembrer tous les mots d’une langue et de les ordonner pour faire un dictionnaire utilisable se pose. C’est un problème mathématique sérieux ayant émergé à la fin du VIIIe siècle, et qui ne trouva pas de solution tout de suite. Il a cependant été à la base de recherches qui ont été essentiellement réalisées non dans le centre de l’empire mais à Marrakech, et qui se sont développées jusqu’au XIIe siècle. Cela montre d’ailleurs que les sciences ont circulé d’une manière très importante de Samarcande à Saragosse, et que malgré l’immensité de l’empire, les foyers scientifiques entretenaient d’étroites relations. Voici donc un problème extérieur aux mathématiques qui va provoquer des recherches en mathématiques. Mais pour revenir à votre question, on peut trouver une relation contraire : ce n’est pas la métaphysique qui provoque des recherches en mathématiques, mais les mathématiciens qui, en faisant des mathématiques, se posent des questions qui sortent de leur domaine.
Quels sont le rôle et le statut de l’imagination dans les activités scientifiques, et plus spécifiquement dans les mathématiques élaborées en pays d’islam ?
L’imagination et l’intuition sont des éléments que l’on considère comme subjectifs dans le domaine scientifique, et qui ne sont pas considérés de la même façon dans le domaine philosophie ou de la mystique. Quand nous disons par exemple que l’analyse et la synthèse constituent des outils puissants de réflexion, chez les philosophes cela a une signification, et cela en a une autre chez les mathématiciens. Beaucoup de gens parlent des mathématiques en ayant uniquement à l’esprit l’expérience de la philosophie et de la métaphysique. Il faut bien voir qu’en pays d’islam, c’étaient des disciplines complètement séparées. Et comme pendant longtemps ceux qui parlaient des mathématiques étaient des gens qui connaissaient mieux l’histoire de la métaphysique, de la philosophie, de la psychologie, ou des activités religieuses comme le Fiqh, ils ont essayé d’expliquer à la lumière de leurs concepts ce qui se passait dans le domaine mathématique, alors qu’eux mêmes n’avaient pas forcément de grandes connaissances scientifiques. Notre génération d’historiens spécialisés en histoire des mathématiques comprend mieux la matière, et dans ce sens, nous ne pouvons pas dire aussi facilement que tel mathématicien a fait des spéculations métaphysiques en faisant des mathématiques. La majorité a fait des mathématiques pures, comme les mathématiciens le font aujourd’hui. Pour revenir à la question de l’imagination et de l’intuition, elle existe partout dans la démarche mathématique. Les mathématiciens eux-mêmes en ont parlé. Quand ils font des mathématiques, ils disent : en ayant recours à l’imagination, vous pouvez imaginer telle ligne qui se déplace, etc. Grâce à l’imagination, ils ont donc introduit le mouvement, qui avait été rejeté par les Grecs, et ont ainsi fait avancer la manière de faire de la géométrie. C’est donc grâce à l’imagination qu’ils ont pu introduire le mouvement qui était interdit par Aristote. Ils sont donc allés contre lui, mais au sein même de la communauté des mathématiciens musulmans, il y avait ceux qui étaient pour Aristote et ceux qui voulaient juste faire des mathématiques. Car il y avait des mathématiciens philosophes, comme Avicenne et Omar Khayyâm, qui va critiquer Ibn al-Haytham en disant que s’il est un très grand mathématicien, il n’est pas pour autant un bon philosophe. Il va ainsi considérer que le fait d’introduire le mouvement pour démontrer des hypothèses est une hérésie d’un point de vue philosophique. Certains ont donc introduit l’intuition, l’imagination, et par conséquent le mouvement dans la démarche mathématique, alors que d’autres ont considéré que l’on devait faire des mathématiques uniquement avec les objets qui sont dans l’esprit tout en donnant des définitions strictement théoriques ne faisant pas intervenir le mouvement. Par exemple, ces derniers acceptent de dire que le cercle est l’ensemble des points qui sont à égale distance d’un autre point que l’on appelle le centre. C’est le genre de définition qu’Aristote ou Euclide aiment bien, et qui appartient au domaine de la géométrie fixe. Mais si un mathématicien dit qu’il est libre de définir le cercle comme étant le résultat du déplacement d’une droite qui tourne autour d’un point, son extrémité dessinant une courbe qu’il va alors appeler cercle, il introduit le mouvement. Même si au final le résultat est le même, certains mathématiciens étaient pour le mouvement, d’autres contre pour des raisons philosophiques et métaphysiques. Voilà encore un exemple d’intervention de la métaphysique dans les démarches mathématiques. On peut donc établir une distinction entre ceux qui s’efforcent de respecter les règles de la métaphysique dans le sillage d’Avicenne, et ceux qui veulent avant tout résoudre les problèmes et font des mathématiques pour trouver ce qu’ils considèrent comme étant quelques lois qui sont des petits epsilons dans l’océan de la science de Dieu. Dans ce cas, pourvu que l’on trouve le résultat, la manière importe peu car seul Dieu demeure de détenteur absolu de la science.
Si on considère que les deux tendances principales de la philosophie des mathématiques sont l’intuitionnisme et le constructivisme, avec laquelle d’entre elles s’accorderaient le mieux la philosophie des mathématiques élaborée en pays d’islam ?
Je ne pense pas que les mathématiciens aient élaboré de philosophie des mathématiques. Les mathématiciens des pays islamiques ont voulu résoudre des problèmes, construire des théories, mais ils ne sont pas allés jusqu’à un très haut niveau dans ce domaine. En tant qu’historiens, nous essayons d’écrire une sorte de philosophie des mathématiques des pays d’islam et de comprendre comment ils faisaient des mathématiques. Je n’appelle pas cela philosophie des mathématiques mais plutôt épistémologie, ce qui renvoie davantage à une réflexion sur la manière dont pensaient les mathématiciens musulmans et faisaient les mathématiques, quelle était la nature de leurs pratiques, quels étaient les obstacles épistémologiques qu’ils ont affrontés, etc. On cherchera notamment à savoir pourquoi Khayyâm a réussi à trouver une théorie géométrique des équations cubiques, pour découvrir que c’est parce qu’il a d’abord échoué à résoudre le problème avec des méthodes algorithmiques. Et dans son livre sur l’algèbre, il indique que jusque là, aucun mathématicien des pays d’islam n’a trouvé la méthode pour calculer la solution d’une équation du troisième degré avec du calcul. Il ajoute ensuite prudemment que peut-être des Grecs ont précédemment trouvé la méthode, mais que rien ne leur est parvenu. Il dit ensuite qu’après avoir réfléchi et à partir de toutes les tentatives qu’ont faites ses prédécesseurs comme al-Koohi, Ibn al-Heytham, Birûni, etc., il est parvenu à trouver une théorie générale. Il révèle ainsi qu’il y avait un obstacle épistémologique, qui a obligé les mathématiciens à chercher une nouvelle voie. C’est d’ailleurs souvent comme cela que les sciences avancent : soit par dépassement de l’obstacle, soit par déviation ; et pour trouver la solution par une autre voie, on va fabriquer de nouveaux outils étant donné que les anciens ne permettaient pas d’aller plus loin. Peut-être que cette épistémologie équivaut à une philosophie des mathématiques, il y a d’ailleurs des collègues qui l’appellent comme cela, mais je préfère l’expression, un peu plus modeste, d’épistémologie des mathématiques. Pourquoi les musulmans ont-ils fait des mathématiques dans telle direction et non dans une autre, pourquoi à un moment donné ont-ils plus développé l’algèbre ou l’astronomie ? Pourquoi ont-ils eu des résultats de théorie des nombres qui étaient uniquement liés à la tradition grecque ? C’est ce à quoi s’efforce de répondre notre discipline. Mais nous demeurons ignorants sur de nombreux points.
On évoque souvent l’idée d’un divorce qui se serait opéré entre astronomie et astrologie ou encore entre chimie et alchimie. Est-ce que d’un point de vue scientifique il y a eu une union avant de parler de divorce ?
Au début de l’aventure scientifique des pays d’islam, les savants savaient très bien la différence entre astronomie et astrologie. Concernant la chimie, il n’y avait qu’un seul mot chez les musulmans pour dire la chimie : al-kimia. L’idée de l’existence de deux chimies est une catégorisation des historiens des sciences européens élaborée après le XVIIIe siècle. Par contre, dans la chimie musulmane, et comme dans toutes les chimies qui ont existé avant, il y a une chimie théorique – que l’on appellera plus tard chimie ésotérique ou ayant des prolongements mystiques – et une chimie de laboratoire, mais les deux se faisaient ensemble par la même personne et était donc la Chimie. A partir du XIIe siècle, une partie des écrits de chimie des savants de l’islam vont être traduits en latin, mais malheureusement, on ne va traduire que ce qui était écrit et accessible à l’époque, c’est-à-dire avant tout des constructions théoriques ou la chimie ésotérique qui était la théorie essentielle de l’époque avant que n’apparaisse la théorie moléculaire. Il y a eu d’abord la théorie grecque, que les musulmans ont reprise et redéveloppée avec Râzi, Jaldaki et d’autres, puis les Européens vont connaître une rupture à l’époque de Lavoisier avec la théorie du phlogistique avant l’apparition de la théorie moléculaire. Il y a donc eu au moins trois étapes successives qui furent toutes des moments d’interprétations différentes de choses qui étaient observables et manipulables dans la pratique, et que l’on qualifiera de « théories chimiques ». Et comme les théories physiques, elles contiennent un peu de vérité puis elles sont ensuite dépassées pour être remplacées par de nouvelles théories, car elles ne répondent pas à toutes les questions que se pose la pratique. Cependant, chaque théorie rejette mais aussi garde une partie de la précédente. Quand les Européens vont inventer le phlogistique puis la théorie moléculaire, ils vont dire : « Tout ce qu’ont fait les chimistes avant nous, c’est-à-dire les Egyptiens, les Grecs, les Persans avant l’islam et les musulmans, était une certaine chimie, et nous nous faisons une autre chimie. » Comme l’idéologie intervient beaucoup en science, ils ont alors appelé leur chimie la chimie « moderne », pour ensuite qualifier tout ce qui existait auparavant d’alchimie afin de la distinguer de la chimie élaborée par eux, et ce alors qu’auparavant, l’Europe ne connaissait pas de chimie. Il ne faut cependant garder à l’esprit que toute la chimie européenne du XIIe siècle jusqu’au XVIIe siècle provient intégralement des écrits arabes traduits en latin ; c’est un fait indiscutable. Autant les Européens avaient un peu de mathématiques et d’astronomie, mais il n’existait pas de chimie. Toute la chimie élaborée en Europe trouve donc ses sources dans les écrits arabes. Les recherches nous aident donc à changer notre regard sur les faits, et conduisent également à un changement de terminologie, ce qui est très important. Concernant un autre changement de terminologie : on ne doit plus écrire que les musulmans ont « transmis » leurs sciences aux Européens. Le mot « transmettre » est trompeur ; car les musulmans n’ont jamais pris la décision sur le plan des faits de transmettre leurs sciences parce que leur philosophie, leur conception du monde, leur connaissance de leurs voisins qui étaient erronée, ont fait qu’ils pensaient que ces derniers étaient incapables de comprendre les sciences qui se produisaient en pays d’islam. Ils n’ont jamais pensé à aider les Européens comme ceux qui, aujourd’hui, veulent venir aider les Iraniens, les Algériens, ou les Africains parce qu’ils sont moins développés. C’était à l’époque tout le contraire : les musulmans considéraient que ceux qui produisaient de la science pouvaient le faire tout seul à condition qu’ils aient réglé tous les problèmes de la vie matérielle c’est-à-dire qu’ils mangent à leur faim, aient un habitat convenable…, la science n’étant que « kamaliyât », c’est à dire des compléments. Dans les pays d’islam, la science n’a pas été considérée comme un outil de l’industrialisation, même si elle a servi à résoudre des problèmes concrets et à trouver des solutions à des problèmes de la vie de tous les jours. Philosophiquement, les musulmans considéraient que la science était un don de Dieu qui leur permettait d’aller plus loin que la moyenne des mortels puisqu’elle leur faisant accéder à certaines vérités de Dieu qui sont les lois de la nature. Dans leur esprit, Dieu les connaît toutes mais il a autorisé l’être humain à en comprendre quelques parcelles infimes. Cette attitude-là leur donne d’ailleurs la liberté de faire de la science comme ils le veulent, car ils disent que quelque soit ce qu’ils trouvent, ce n’est rien comparé à tout le savoir divin. Dans ce sens, personne ne pouvait leur interdire de faire de la science ; aucun théologien conservateur – et ils étaient nombreux – ne pouvait leur interdire de faire des hypothèses qui étaient parfois révolutionnaires. C’est d’ailleurs en Iran que des astronomes ont discuté de l’hypothèse que la terre tournerait sur elle-même, ce qui était à l’époque véritablement révolutionnaire, car, selon l’idée courante à l’époque, elle demeurait fixe.
Par Amélie Neuve-Eglise, Kamran Gharagozli, publié dans la Revue de Téhéran, N° août 2007.