Histoire des sciences arabes

Les Arabes n’ont pas seulement transmis l’héritage des Anciens, ils l’ont fécondé… Histoire d’une synthèse cosmopolite.

Cette publication d’abord en anglais puis en français constitue un véritable événement historiographique qui témoigne d’une prise de conscience : si l’on voulait bien reconnaître aux savants arabes le mérite d’avoir servi d’honnêtes courtiers entre la science grecque, voire la science indienne, et la science moderne – c’est même là un lieu commun – l’importance et l’originalité de leurs contributions étaient trop rarement prises en compte.

C’est contre cette longue tradition d’indifférence sinon de mépris que les auteurs de cet ouvrage collectif monumental ont voulu réagir : oui, les sciences arabes ont fait fructifier les héritages qu’elles avaient recueillis ; oui, elles ont contribué de manière décisive à l’essor de la science moderne qui n’est pas née toute armée d’une hypothétique révolution au XVIIe siècle. Cette réévaluation remet ainsi en cause la vision à la fois linéaire et européocentriste qui a longtemps dominé en histoire des sciences. Elle me paraît s’inscrire, de ce point de vue, dans une tendance historiographique actuelle : à une histoire considérée à l’aune des connaissances actuelles, depuis l’Occident, l’objectif est de substituer une histoire plurielle des pratiques de savoir, de leur production et de leur circulation dans des contextes intellectuels et humains à chaque fois spécifiques.

Roshdi Rashed, qui a dirigé l’entreprise, met l’accent sur le « cosmopolitisme » qui constitue le trait peut-être le plus fondamental de la science arabe : cosmopolitisme de ses sources, grecques, persanes, indiennes et chinoises ; cosmopolitisme des communautés savantes depuis les confins de l’Asie centrale jusqu’à l’Andalousie ; cosmopolitisme de ses prolongements, en Occident latin, en Inde et en Chine. Ce cosmopolitisme reflète un caractère plus général de la civilisation arabo-islamique : sa capacité de synthèse. Des traditions très diverses, portées par des hommes de toutes origines, ont pu fusionner pour donner naissance à une culture universelle en langue arabe dont la culture scientifique ne représente en fin de compte qu’une dimension parmi d’autres.

La surreprésentation des sciences mathématiques est-elle un point historique ou d’histoire des sciences?

Le parti adopté pour présenter celle-ci est celui du traditionnel découpage disciplinaire. S’il a l’avantage d’en rendre la consultation aisée, ce découpage ne laisse cependant guère de place à la présentation du contexte institutionnel et humain de l’activité scientifique auquel n’est consacré qu’un seul article à la fin du troisième volume.

R. Rashed a fait appel à vingt-huit auteurs, tous spécialistes reconnus. Hormis deux ou trois articles un peu décevants, l’ensemble, de haut niveau, répond parfaitement à l’ambition d’ouvrage de référence. On note cependant un déséquilibre entre les sciences mathématiques astronomie théorique, mathématiques proprement dites, statique théorique et optique géométrique et les autres sciences, plus descriptives. Cela reflète-t-il, comme le suggère la préface, une regrettable inégalité des recherches, ou bien les mathématiques occupent-elles effectivement une place privilégiée dans les sciences arabes ? Comment comprendre en particulier l’absence d’article sur la philosophie naturelle ? Est-ce un choix éditorial délibéré qui serait peu justifiable? Ou le sujet, on a de la peine à le croire, aurait-il été négligé par les savants arabes ?

Particulièrement remarquables en tout cas sont les deux premiers volumes. On y trouve des analyses très détaillées sur les progrès des tables astronomiques et les raffinements des modèles planétaires hellénistiques entre le IXe et le XIIIe siècle mettant en évidence le rôle joué par l’astronomie mathématique indienne et sa trigonométrie et l’influence possible des résultats d’al-Tusi sur Copernic. En mathématiques, on découvre l’extraordinaire richesse de la tradition arabe : en algèbre évidemment, mais aussi en arithmétique les Arabes ne sont pas, en l’occurrence, seulement des imitateurs des Indiens auxquels ils empruntent leur fameux système de numération, en géométrie y compris dans le calcul des aires et des volumes et en trigonométrie où ils introduisent entre autres la fonction tangente.

Compte tenu de l’importance de cet ouvrage, appelé à rester sans doute longtemps une référence, on regrette que les auteurs n’aient pas toujours fait l’effort de se mettre à la portée des lecteurs cultivés mais non spécialistes auxquels ils s’adressent : la plupart des articles, extrêmement informatifs, sont touffus, assez peu problématisés et négligent le contexte de la question traitée. Leur lecture suppose somme toute une bonne connaissance préalable du sujet, tant sur le plan historique que sur le plan technique, d’autant qu’il manque les quelques articles de synthèse qui auraient pu aider le néophyte à s’orienter. Il reste à souhaiter qu’un abord aussi rébarbatif ne découragera pas trop de lecteurs à découvrir cette Histoire des sciences arabes pour le reste remarquable.

Dans La Recherche.