Pourquoi l’évolution de la science est-elle freinée dans le monde musulman?
Pour David Dickson, ce sont les traditions conservatrices et non la foi religieuse qui semblent être le principal obstacle à la science moderne dans le monde musulman.
Il y a quelques semaines, je me suis rendu en Jordanie pour participer à un atelier organisé à l’Université hachémite sur un sujet qui suscite un débat passionné dans une grande partie du monde musulman, et de plus en plus en Occident: la relation entre la pensée islamique et la science moderne.
Je suis sorti de l’atelier optimiste, réconforté par l’idée que c’est un sujet sur lequel un dialogue fructueux peut avoir lieu — en dépit des opinions extrêmes qui sont souvent véhiculées de chaque côté, notamment sur la question hautement contestée de l’évolution darwinienne.
En Bref
- La pensée islamique est perçue comme étant en tension avec la science moderne
- Pourtant, le monde musulman peut se vanter d’une histoire scientifique riche
- La bureaucratie et les valeurs conservatrices y sont les principaux obstacles à une renaissance de la pensée critique
L’histoire de la science
La bonne nouvelle tient à la reconnaissance croissante du fait qu’il n’y a pas de grand conflit entre ces deux traditions intellectuelles. De ce fait, rien n’empêche les pays musulmans, du moins en principe, d’adopter des stratégies de développement fondées sur la science telle qu’elle est comprise et mise en œuvre en Occident.
Comme il a été fréquemment souligné par les participants lors de l’atelier, le Coran encourage même un esprit d’enquête rationnelle sur la façon dont le monde naturel fonctionne.
En effet, un faisceau croissant de preuves historiques montrent que les idées des premiers savants musulmans, travaillant à partir de la foi islamique, ont joué un rôle essentiel dans la constitution du socle sur lequel la révolution scientifique du 17ème siècle — souvent présentée (à tort) comme une œuvre exclusivement occidentale — a pu se bâtir.
Parmi les noms plus connus figurent bien sûr le médecin Ibn Sina — connu aussi sous son nom latinisé d’Avicenne — et le penseur Ibn Rushd (Averroès).
Ayant étudié les mathématiques, j’éprouve à titre personnel un intérêt particulier pour les travaux d’Al-Khwarizmi, le mathématicien, astronome et géographe perse, considéré dans l’Europe de la Renaissance comme le premier inventeur de l’algèbre, et dont les travaux sur les nombres indiens ont introduit le système décimal en Occident.
En quoi les vies et les œuvres des scientifiques comme Avicenne ou Al-Khwarizmi sont-elles pertinentes aujourd’hui ? Trois réponses ont émergé des débats lors de l’atelier organisé en Jordanie.
L’absence de conflit culturel
D’abord, ils rappellent que la révolution scientifique n’était pas une affaire totalement occidentale, mais un événement culturel et intellectuel pour lequel les penseurs et les philosophes musulmans peuvent s’attribuer un mérite considérable. Ainsi, la science moderne ne devrait pas faire l’objet d’un rejet en tant qu’une importation étrangère.
Ensuite, le fait que ces scientifiques aient prospéré au sein d’une culture islamique, et en particulier au sein d’une culture qui considère le Coran comme manière d’appréhender le monde, soutient l’idée qu’il n’existe aucun conflit fondamental entre cette culture et une vision moderne, scientifique du monde.
La recherche à base de cellules souches embryonnaires, par exemple — qui ne peut recevoir de fonds publics aux Etats-Unis — est considérée comme acceptable en Jordanie, comme dans beaucoup d’autres pays musulmans, à condition qu’elle soit effectuée à des fins médicales.
Nidhal Guessoum, professeur de physique et d’astronomie à l’Université américaine de Sharjah aux Emirats arabes unis, et l’un des organisateurs de l’atelier, déplore l’absence d’enseignements sur l’histoire et la philosophie des sciences dans les établissements scolaires et les universités du monde arabo-musulman.
Dans un ouvrage récent intitulé La Question quantique de l’Islam : Concilier tradition musulmane et science moderne, il explique que cette absence « est la raison essentielle de l’existence d’une compréhension très faussée de la relation entre la science et la religion en général et l’Islam en particulier, chez la majorité des musulmans ».
Enfin, les premiers savants musulmans ont prospéré au cours d’une période pendant laquelle la pensée critique était activement encouragée, au moins chez une élite intellectuelle. Certes, la pensée scientifique avait ses détracteurs, mais elle n’était pas enlisée dans le conservatisme et la bureaucratie.
Trop de bureaucratie
De ces trois facteurs, c’est peut-être le dernier qui est aujourd’hui le plus pertinent. Rana Dajani, une biologiste moléculaire à l’Université hachémite, décrit l’effet étouffant que peuvent avoir les attitudes conservatrices.
En ce qui concerne l’enseignement, elle déplore le fait que les étudiants en sciences soient appelés à apprendre par cœur et encouragés à accepter les idées reçues, sans jamais les remettre en cause.
La bureaucratie fait également des ravages. Des chercheurs jordaniens bénéficiaires d’importantes subventions de recherche de la part de fondations internationales doivent encore passer par plusieurs commissions universitaires avec chaque demande de prélèvement sur la subvention — chaque commission pouvant compter des membres ne disposant d’aucune expérience dans le domaine en question.
Une participante à l’atelier, qui travaille actuellement dans un département de géologie à l’université, indique ainsi avoir attendu depuis plus de deux ans déjà une réponse à sa demande de subvention. « C’est tellement frustrant », regrette-t-elle.
La contestation de l’autorité
Un atelier de trois jours ne peut avoir qu’une analyse très limitée. Ayant écouté les participants, il me semble clair qu’à part le manque de financement, c’est le conservatisme et la bureaucratie — et non la croyance religieuse en soi — qui freinent le développement de la science dans de nombreux pays musulmans.
La principale menace que l’Islam radical fait peser sur la science réside dans son incitation à la pensée peu critique sur le monde naturel, et la dépendance excessive d’une interprétation littérale des textes traditionnels, en particulier le Coran.
Inversement, le printemps arabe, avec sa contestation des attitudes autoritaires, suscite des espoirs, et qu’une pensée critique entièrement compatible avec les croyances religieuses puisse être encouragée chez les étudiants et les chercheurs dans le monde musulman.
Par David Dickson, publié dans Scidev.net, le 18 avril 2013.
David Dickson est un journaliste scientifique, et a travaillé auprès des revues Nature, Science et New Scientist, spécialisé dans le reportage sur la politique scientifique. Il a été le directeur fondateur de SciDev.Net.