La philosophie et la théologie peuvent-elles aider la cosmologie dans sa crise ?

L’une des principales raisons de cette crise est, comme l’a écrit l’an dernier Helge Kragh, un historien de la science et de la technologie, que les scientifiques ont oublié le fait que « la cosmologie est une science, mais pas seulement une science. »

Durant le siècle dernier, les scientifiques ont fait de très grandes avancées dans la compréhension de notre incroyable univers. Car, bien que l’ancienne cosmologie géocentrique ait été balayée depuis plusieurs siècles, l’ampleur ahurissante et le contenu de l’univers étaient loin d’être pleinement appréhendés par la science.

Au début du XXe siècle, nous estimions que les distances cosmiques étaient des milliards de fois plus grandes que sur Terre, et nous savions que le système solaire était « vieux », mais il a fallu attendre les années 1920 pour se rendre compte que l’univers devait être mesuré en milliards d’années-lumière (une année-lumière égalant 10000 milliards de km), que sa partie observable contenait à elle seule au moins 100 milliards de galaxies, et qu’une galaxie comme la nôtre, la Voie Lactée, se composait de centaines de milliards d’étoiles. Et si cette ampleur ne suffisait pas, nous avons découvert que notre univers était en expansion, en d’autres termes que sa taille n’avait cessé d’augmenter depuis sa naissance, dans un « Big Bang » à partir duquel toute la matière, l’énergie, l’espace et le temps émergèrent.

Il a fallu un certain temps pour que nos esprits et notre culture absorbent cette nouvelle vision de l’univers. Le « Big Bang » est devenu une expression culturelle, même si peu de gens comprennent vraiment ce qu’elle dénote: une description des processus physiques qui ont progressivement conduit à la formation d’atomes, de gaz, puis d’étoiles et de galaxies, du premier instant aux millions et milliards d’années d’évolution physique et cosmique.

Il a fallu s’adapter à ce nouveau cosmos, où la Terre s’est vue réduite à un simple grain de poussière dans l’immensité inimaginable de cet univers en constante évolution, où nous, les humains, ne sommes apparus que dans la dernière « heure » de ce film cosmique géant.

A peine avons-nous digéré cette cosmologie nouvelle, que les choses ont commencé à se compliquer. Tout d’abord, une « matière noire » est venue s’imposer dans les modèles cosmologiques, une substance complètement différente de toute la matière que nous connaissons sur Terre (de l’hydrogène à l’uranium) et totalement inconnue à ce jour, mais qui semble largement dominer le contenu de l’univers.

Ensuite, une étonnante découverte a marqué les esprits en 1998 : durant les 5 derniers milliards d’années, l’expansion de l’univers s’est mise à s’accélérer. Les scientifiques ont dû conclure à l’existence d’une « énergie noire », d’origine et de nature complètement inconnues, alimentant cette accélération.

D’un autre côté, et sur un plan plus ou moins troublant (selon la philosophie de chacun), les scientifiques ont découvert que l’univers est « finement réglé » à l’apparition et à l’existence de la vie, de la complexité, de l’intelligence et de la conscience. Si les lois de la physique et les paramètres de l’univers (la masse de l’électron, la vitesse de la lumière, la force de gravité, le nombre de dimensions de l’espace et du temps, et une foule d’autres grandeurs fondamentales) avaient été légèrement différents de leurs valeurs réelles, notre univers aurait été tout à fait stérile et dépourvu de toute chose intéressante : pas d’étoiles, pas de planètes, pas de cellules, pas de cerveau…

Comment peut-on expliquer cela? Pouvons-nous dire « Dieu l’a fait de manière parfaite »? Ou bien peut-on trouver une explication « plus scientifique » ? Pour nombre de cosmologistes, nous évoluons peut-être dans un univers parmi d’innombrables autres univers, qui constituent un « multivers » ; est-ce une explication scientifique satisfaisante, si on postule d’innombrables univers pour expliquer les propriétés de l’un d’entre eux?

Et tant que nous y sommes avec ces « grandes questions », qu’en est-il du moment même du « Big Bang »? Qu’entend-on par le fait que l’univers entier est issu d’un point « singulier »? Peut-on explorer la cosmologie de ce point et ce moment? Peut-on parler de ce qu’il y avait avant le « Big Bang »? Notre univers provient-il de quelque chose d’autre, ou bien cette question d’« origine » demeurera-t-elle toujours au-delà de notre champ d’investigation scientifique?

Ces questions, et bien d’autres, ont conduit à une crise de la cosmologie, qui s’est vue progressivement revenir à un temps riche en spéculations. Il y a un siècle, Ernest Rutherford (le découvreur du noyau atomique et lauréat du Prix Nobel en Physique) s’exclamait : « Que je n’attrape pas quelqu’un parler de l’Univers dans mon laboratoire ! ». En effet, la cosmologie était alors trop hypothétique, pas assez scientifique, manquant de données et de théories solides. Le XXe siècle a changé tout cela. Mais la cosmologie du XXIe siècle a, semble-t-il, commencé à se laisser aller à trop de conjectures…

L’une des principales raisons de cette crise est, comme l’a écrit l’an dernier Helge Kragh, un historien de la science et de la technologie, que les scientifiques ont oublié le fait que « la cosmologie est une science, mais pas seulement une science… Les questions d’ordre philosophique, et parfois même à caractère religieux, font partie intégrante de ce que la cosmologie traite… » . Et Kragh d’ajouter :  ces aspects (non scientifiques) de la cosmologie « devraient être dûment pris en considération […] dans les contextes éducatifs ».

Il y a quelques années, Joël Primack (un cosmologiste) et Nancy Abrams (sa femme, écrivain et artiste) avaient sévèrement rappelé aux scientifiques que « si la science n’a rien à dire à propos des êtres humains, elle aura peu à dire à la plupart des êtres humains… ». Dans leur excellent livre « Destin Cosmique », ils attirèrent l’attention des hommes de science et de culture sur « l’attitude séparationniste », la « schizophrénie sociale » que la science d’aujourd’hui semble avoir établie entre le monde de la nature et le monde des valeurs et le sens que l’humanité essaie de développer lentement.

Mais il semble que les scientifiques et les penseurs aient enfin compris la nécessité d’instaurer un dialogue et une collaboration à part entière entre les cosmologistes, les philosophes, les théologiens et les hommes et les femmes de culture de toute la société. En effet, plusieurs colloques allant dans ce sens ont été organisés au cours de ces derniers mois.

En avril 2012, j’ai été invité à un séminaire sur « la Cosmologie, la Création et l’Islam » à l’Université de l’Iowa, et en octobre 2012, j’ai participé, à Philadelphie, à une conférence de deux jours intitulée « Nouvelles Frontières en Astronomie et en Cosmologie », traitant des « nouveaux développements », des nouvelles planètes (« les autres terres »), du multivers et des cosmologies « pré-Big-Bang ». Quelques jours plus tard, un atelier de travail a réuni pendant deux jours des scientifiques, des philosophes et des théologiens près de Genève, pour discuter du « Big Bang et des interfaces de la connaissance », à la recherche d’un « langage commun ». Cet atelier était co-organisé par le CERN et le Wilton Park (une institution britannique quasi-officielle).

Il s’est rapidement avéré que définir un « langage commun » est loin d’être évident. Car, sans parler des opinions variées qu’ont les scientifiques sur la religion (la plupart d’entre eux la tolèrent tant qu’elle « n’interfère » pas avec la science), le vocabulaire des théologiens, d’une part, et le modus operandi des scientifiques, d’autre part, pourraient complexifier la donne.

En effet, pour les théologiens, des mots comme « création », « vérité » et « but » sont des concepts tout à fait acceptables, voire centraux dans leur discours. Pour les scientifiques, ce sont en revanche des termes chargés. Pour les scientifiques, le « naturalisme » (l’approche scientifique se basant exclusivement sur les causes et les mécanismes physiques) est un principe intangible de leur méthodologie générale, et toute référence, même indirecte, à la volonté divine ou les objectifs divins que l’on pourrait déceler, voire même le sens que l’on pourrait extraire de la cosmologie ou de la science, tout cela doit être soigneusement dissocié de la science, à tout le moins.

Alors, les scientifiques, les philosophes, les théologiens, les éducateurs, les artistes et les commentateurs sociaux peuvent-ils travailler ensemble pour répondre aux grandes questions cosmologiques qui se posent, et de manière plus générale aborder des sujets dont les conséquences sont importantes pour la vie et la pensée humaines? Je le pense.

Tout d’abord, l’histoire de la science moderne a montré à quel point la pensée philosophique peut être précieuse pour la science même. Einstein a révolutionné la physique quand il a pensé profondément et sérieusement à ce que la «simultanéité» doit signifier et impliquer (la relativité), ce à quoi la gravité doit être due (la courbure de l’espace), etc. Et la mécanique quantique a été développée par des physiciens qui ont décidé d’appliquer des concepts «orientaux», tels que la «dualité» et la «complémentarité», aux particules et aux ondes, avec toutes sortes de conséquences extraordinaires.

Des siècles avant cela, Johannes Kepler avait effectué un grand saut conceptuel pour remplacer les orbites planétaires (et leurs épicycles) circulaires par des ellipses, effaçant ainsi d’un coup deux millénaires d’astronomie erronée. Kepler était un fervent croyant en Dieu et vivait l’univers comme une création divine, nécessairement élégante. Il est donc tout à fait légitime que le satellite de la NASA, qui est en train de découvrir  d’« autres terres », produisant ainsi une autre révolution pour les humains et leur place dans le cosmos, porte le nom de Kepler.

Le mois dernier, la conférence de Philadelphie a identifié quatre «grandes questions» aux frontières de l’astronomie et de la cosmologie:

  1. Comment l’univers a-t-il commencé ?
  1. Y a-t-il un multivers?
  1. Quelle est l’origine de la complexité dans l’univers?
  1. Y a-t-il de la vie et de l’intelligence au-delà du système solaire?

Certaines de ces questions doivent être abordées presque entièrement par la science. Mais la philosophie et d’autres domaines de la culture peuvent contribuer à encadrer le discours et clarifier les concepts. Comme un participant l’a souligné, lors de la conférence de Genève : « la religion ne peut pas s’ajouter aux faits scientifiques, mais elle peut certainement façonner notre vision du monde ».

By Nidhal Guessoum, published in Oumma.com, February 14th 2013.