Science et islam, une tentative de réconciliation
Nidhal Guessoum est astrophysicien, il a travaillé à la Nasa et enseigne aujourd’hui à l’université américaine de Sharjah, aux Emirats arabes unis. Il vient de publier, en français, Islam et science, comment concilier le Coran et la science moderne (Ed.Dervy). Il nous explique sa démarche.
Vous venez de publier un livre en français sur les relations entre l’islam et la science. De la part d’un scientifique musulman, ce genre de livre est plutôt rare. Pourquoi ce travail qui, au fil des pages, révèle un aspect pédagogique d’importance : faire comprendre les sciences au monde musulman ?
Je dirais plutôt réconcilier les sciences et l’islam. Je suis issu d’une famille algérienne cultivée, plutôt littéraire et philosophique. Pourtant, toute ma formation universitaire a été scientifique, d’abord en Algérie, puis en France et aux Etats-unis. Je fais aujourd’hui partie de ces chercheurs musulmans qui en sont arrivés à penser, premièrement que la science n’est pas l’objet du Coran et deuxièmement que le livre révélé ne prime pas sur les faits scientifiques. Il est autre, tout en valorisant le savoir, la découverte et le statut du savant.
Après des années de travail scientifique aux États-unis, notamment à la Nasa, j’ai repris un enseignement en Algérie puis aux Émirats arabes unis dans le cadre de l’Université américaine de Sharjah, rare université mixte, de qualité, qui permet de développer un enseignement rigoureux, raisonné, et d’aborder en toute liberté, une réflexion philosophique autour de l’histoire et du développement des sciences.
A vous lire, nous avons tout de même l’impression que, dans le monde musulman, le religieux a une forte emprise sur les esprits même scientifiques. Vous évoquez la méfiance, c’est peu dire, des étudiants, mais surtout des professeurs, envers les recherches sur l’évolution des espèces et sur le Big Bang. On est en droit de se demander ce qu’ils retiennent de votre enseignement sur le cosmos.
Disons qu’il y a dans le monde musulman une mécompréhension de la science. Mon premier souci est donc de remettre les choses précisément à leur place et de sortir de la confusion qui règne autour du savoir scientifique et d’une pseudo « science islamique ». Confusion que l’on retrouve y compris parmi les intellectuels qui parlent de sciences.
On ne comprend pas bien ce qu’est la science moderne tant que l’on n’a pas compris comment fonctionne son raisonnement et quelle est sa méthodologie. Au fond, le monde musulman produit du flou, du limité donc du superficiel, même quand il s’agit de dire le fait religieux. Nous sommes face à une photo en deux D, sur laquelle n’apparait pas toutes les perspectives, toutes les possibilités de cette religion, et du coup, il est bien facile de rejeter tout ce qui n’est pas immédiatement saisissable, donc la science. Le piège est également d’opposer l’islam et la science, à nous d’accepter la place de toutes les formes d’interrogation, de les relier de façon raisonnable et raisonnée.
Est-ce à partir de cette vision que vous définissez comme un musulman modéré ?
Un musulman opposé à une vision modéré ou libérale est un fondamentaliste, c’est-à-dire un homme rigide dans sa lecture du Coran. Il s’interdit, et interdit aux autres, le droit d’aller au-delà de tel précepte ou de telle compréhension. Les oulémas ont dit… On ne va pas au-delà. Voilà le fondamentalisme et la rigidité religieuse. Et moi, je suis à l’opposé à cette forme de religiosité, à cette vue réductionniste des textes sacrés.
Si l’on vous suit, cela veut aussi dire que pour l’essentiel, le monde musulman est fondamentaliste ?
En grande partie. Ce monde est fondamentaliste dans le sens où ce qui a été dit dans le passé, ce qui a été dit par les oulémas, ne doit pas, ne peut pas, être revu, corrigé, ou changer.
Pourtant, il y a eu ce fameux « âge d’or » andalou, cette place donnée aux philosophes, aux savants, aux médecins, à l’échange et aux débats. Vous citez beaucoup Averroès comme une référence d’ouverture du monde musulman. Pourtant, c’est un symbole largement oublié dans l’islam contemporain, enfoui dans les oubliettes de l’histoire. Que s’est-il passé ? Pourquoi cette cassure ?
Le mot cassure ne convient peut-être pas. Il y a eu déclin parfois brusque, parfois lent et graduel. En tout cas, il serait indécent de mettre ce lent effondrement sur le dos d’un Occident colonisateur. Le colonialisme a certainement été un acteur parce qu’il a entretenu l’ignorance – l’analphabétisme dans ces régions colonisées atteignait les 80% de la population autochtone -, mais le déclin a commencé plusieurs siècles auparavant.
Au lendemain des indépendances, gagnées par la plupart des pays arabes et musulmans y compris le Pakistan. Il y avait un retard considérable dans l’éducation, la santé, les universités, mais il n’y avait pas qu’un retard matériel : il y avait aussi un terrible retard culturel. Ces jeunes États avaient plusieurs siècles de retard sur les pays développés et les élites modernes musulmanes étaient ridiculement petites. Bien sûr, Il y a eu des tentatives de créer un courant libéral musulman dès le début du XXe siècle, mais il a échoué à s’ancrer dans les esprits. Le débat est resté enfermé dans la tour d’ivoire de cette petite élite.
Globalement, les populations de l’espace musulman avaient besoin de croire en leurs trésors propres, avaient besoin d’une fierté et d’un certain optimisme. A partir de ce sentiment collectif d’appartenance à une culture commune ancrée dans un islam riche et extraordinaire, la société s’est arc-boutée sur la tradition. Même les écoles ont participé à ce mouvement de fond. Il fallait tenir pour être fier. Cela explique ce courant fondamentaliste solide, ces partis politiques islamistes. Le monde musulman avec toutes ses variantes était convaincu qu’il pouvait rattraper son retard et renaître, retrouver leur splendeur mythique grâce à la religion.
Vos écrits donnent le sentiment qu’il existe toujours ces tours d’ivoire qui enferment les élites. Vous faites, par exemple, référence à des débats très riches entre scientifiques musulmans, mais ajoutez aussitôt que l’essentiel de ces échanges ne sont jamais, ou rarement, traduits en arabe. N’y aurait-il toujours pas de porosité possible entre la société musulmane et ses élites scientifiques ?
Notre problème est simple et compliqué : nous n’avons pas de relais dans la société. J’entends par relais, des professeurs de lycée, des journalistes, des cadres intermédiaires capables de comprendre la démarche scientifique, de l’apprécier et de la transmettre. Il y a bien des classes moyennes dans le monde musulman, mais elles n’ont pas les qualités requises pour cette fonction essentielle de transmission.
Dans mon esprit, ce livre, écrit après des années d’enseignement universitaire et de débats contradictoires, doit être ce genre de passerelle. Il est destiné à un public large, mais sa lecture requiert un certain niveau d’éducation. Disons qu’un bachelier musulman doit le comprendre facilement. C’est mon but. Ce livre doit faire fonction de courroie de transmission.
Mais j’ajoute qu’à mon sens, cet échange permanent, et absolument nécessaire, entre la société et les élites scientifiques devraient aussi se faire dans les mosquées. Mais pour cela il faut avoir une classe religieuse ouverte et lumineuse… Aux imams d’oser expliquer qu’il il y a, à l’échelle du monde, des débats sur la science moderne, sur la bioéthique, sur les cellules souches, et qu’un musulman ne peut y échapper.
Prenons les lycées, lieux important de transmission, on y enseigne les sciences strictement d’une manière technique. On n’y parle pratiquement jamais de Darwin et de l’évolution des espèces. Il faut arriver au niveau universitaire et se spécialiser dans les sciences biologiques ou en médecine pour en entendre parler. Je connais des doctorants en chimie ou en génie mécanique qui n’en ont jamais entendu parler. Jamais.
Vous êtes un spécialiste en génie électrique, on va vous apprendre la technologie nécessaire à ce savoir professionnel, mais vous n’aurez pas une formation plus large susceptible de provoquer chez vous des questionnements. Une des tares du système universitaire dans le monde musulman, je généralise un peu mais je n’exagère nullement, est qu’il n’a jamais, ou très rarement, le souci d’élargir les connaissances des étudiants. Vous allez être surpris, mais l’histoire des sciences, y compris l’histoire de l’âge d’or musulman est rarement enseignée dans cette partie du monde. Pourquoi fait-on de la science ? Peu se posent la question. On a même oublié Averroès parce que c’est un philosophe, on a gardé un peu le souvenir d’Avicenne, mais uniquement comme grand médecin, jamais comme penseur.
Peut-on parler d’une franche hostilité envers la démarche et la recherche scientifique dans le monde musulman ?
Dans cette partie du monde, les gens pensent que la science est formidable parce qu’elle améliore notre vie, résout certains de nos problèmes. Mais les aspects philosophiques de la science… A quoi cela sert-il de s’interroger ? On laisse cela aux philosophes occidentaux ou aux Académies des sciences. Combien y en a-t-il dans le monde musulman ? Très peu. C’est pourtant là que se croisent les savoirs, les débats sur la diffusion de l’esprit scientifique.
Qui, chez nous, va mettre sur la table ce genre de discussion, ce genre de débats, qui va encourager des traductions, etc. Cela requiert des politiques, des visions et des politiciens pensant l’avenir de leur pays. Où sont-ils ? En fait, personne ne veut être dérangé dans ses certitudes.
Dans ce contexte, un scientifique musulman doit expliquer sa démarche avec beaucoup de pédagogie, il doit faire attention de ne pas s’isoler de sa société, de ne pas se retrouver en marge. Pour cela il faut dialoguer, rappeler avec diplomatie que la science décrit et explique les phénomènes naturels et que l’islam est une vision du monde, une philosophie de la vie et de l’existence. Ma démarche consiste donc, non à séparer les deux sphères, ce que l’historien des sciences Stephen J. Gould a désigné sous l’acronyme de NOMA, a non-overlapping magisteria? (un non chevauchement des magistères), mais à concevoir une approche qui tiennent compte de ce contexte musulman, a soft-overlapping magisteria, SOFA, un chevauchement doux des magistères.
Une telle démarche me permet, pour l’instant, de défendre la démarche scientifique sans ressentir de pression de la part de mon environnement social et professionnel.
Par Yves Marc Ajchenbaum et Julien Vallet, publié dans Fait Religieux, le 12 mars 2014.