Notre existence a-t-elle un sens? Une enquête scientifique et philosophique
La science impose-t-elle le matérialisme ? C’est une question fondamentale qui, malheureusement, n’a pas été débattue durant la grande période d’émergence de la science moderne, mais qui est réapparue de plus en plus fort récemment. Durant les vingt dernières années Jean Staune a été, en France et dans le monde, un des acteurs les plus entreprenants dans ce renouveau de débat. Dans ce livre, il nous fait une synthèse de ce qu’il a apprit à ce propos.
D’abord que veut-on dire par « matérialisme » ? Avant de définir ce terme et concept, il est impératif de clairement distinguer entre le « matérialisme méthodologique » et le « matérialisme idéologique ». De manière simplifiée, on peut définir le « matérialisme méthodologique » comme un principe de base adopté par la science et stipulant que toute explication d’un phénomène naturel ne peut être construite qu’à partir d’hypothèses naturelles, c.-à-d. ancrées dans la matière. Le « matérialisme idéologique », par contre, est beaucoup plus philosophique et engagé ; il stipule que « tout est matière », qu’il ne peut y avoir d’existence au-delà (ou en-dessous) de la matière, que toute idée d’« esprit » est superflue. La thèse pour laquelle Staune milite dans ce livre (et dans tout le reste de son travail durant les vingt dernières années) est de souligner que la science ne mène pas du tout au « matérialisme idéologique », qu’au contraire il y a de plus en plus d’indices contraires à ce principe, et que même le « matérialisme méthodologique » n’est qu’un principe non-démontrable, donc sujet à discussion et à remise en question ; ce n’est qu’une hypothèse de travail, une hypothèse qui a jusqu’ici eu beaucoup de succès, mais qui commence à montrer ses limites.
Le livre que Staune vient de produire est le fruit de dix-neuf ans de travail, d’études, de recherches, de discussions avec des experts et de participations à des colloques internationaux. Au risque de livrer des conclusions un peu trop tôt, je dirai qu’au moins certaines parties de ce livre représentent un apport important, une synthèse fort utile, dans un sens autant pédagogique que directionnel, concernant certaines tendances philosophico-scientifiques très récentes.
L’ouvrage est divisé en plusieurs parties, chacune constituée d’un certain nombre de chapitres : l’introduction generale intitulée « La question la plus importante qui soit », les parties principales (le réel, ou la physique quantique ; la cosmologie, ou d’où venons-nous et où allons-nous ; l’évolution, ou sommes-nous ici par hasard ; la conscience, ou qui sommes-nous) et la conclusion generale (« une nouvelle approche de la science », « science et sens, raison et religion »).
L’auteur nous dévoile ses objectifs dans la première partie de son livre. Les premiers chapitres, plutôt courts, sont rassemblés sous le titre « La question la plus importante qui soit », question que Staune dévoile clairement : « Sommes-nous…. des ‘‘paquets de neurones perdus dans l’immensité indifférente de l’Univers’’ ? Ou existe-t-il un autre niveau de réalité que celui dans lequel nous vivons actuellement, et si oui, pouvons-nous entrer en contact avec lui, comme le pensent toutes les grandes traditions de l’humanité (et pas seulement les traditions monothéistes) ? » Cette question peut être posée sous d’autres angles : Le monde est-il auto-suffisant ? Peut-on tout expliquer « naturellement », sans faire appel à un quelconque « esprit » ? Existe-t-il un autre niveau de réalité ?
Annonçant son programme, Staune nous explique que la science classique (basée sur le système et les principes newtoniens) a été détruite au fil du vingtième siècle et cela dans plusieurs domaines. Ce sont ces bouleversements, qui auront selon l’auteur des répercussions énormes sur notre vision (philosophique) du monde et de notre existence, qui vont être présentés dans les principales parties du livre : 1) la mécanique quantique et la mise en évidence de l’existence d’un « réel voilé » (un autre niveau de réalité) et d’une connexion « en dessous », au moins entre les particules microscopiques ; 2) la cosmologie et la preuve d’une création globale à un moment précis et d’une « préparation » de l’univers pour l’émergence éventuelle de la vie, de la conscience et de l’intelligence, voire de l’homme ; 3) l’évolution non-darwinienne et la prise de conscience que le paradigme d’une évolution au hasard des mutations sans logique doit presque certainement être reconsidéré ; 4) la neurologie contemporaine montrant que l’esprit est loin d’être simplement le résultat de connections bioélectriques et d’une programmation du type machine. En résumé, on peut dire que Staune veut nous faire prendre conscience de « nouveaux paradigmes » de la science contemporaine. Ces paradigmes sont de type « apophatiques », c.-à-d. négativistes ou limitatifs (la science a prouvé l’incomplétude et l’incertitudede notre connaissance) ; non seulement détruisent-ils la conception classique du monde et son rejet de tout « esprit », mais ils semblent mener à un « réenchantement » du monde.
En tant qu’astrophysicien, les deux premières parties (mécanique quantique et cosmologie) m’ont intéressé et m’ont plu par le style de l’auteur ainsi que par la synthèse qu’il a réussi à effectuer des résultats obtenus tout au long du vingtième siècle par cette importante branche de la science. Peut-être suis-je biaisé par mon propre intérêt envers la question, mais j’ai été particulièrement séduit par sa présentation du Principe Anthropique, dont il donne au moins 9 versions, mais qui grosso modo peut-être résumé en ceci : Les lois et paramètres de l’Univers sont tels que la vie puisse avoir eu le temps d’évoluer et des observateurs d’exister dans certaines de ses régions (la version « faible » du principe).
La partie qui m’a le plus impressionné, cependant, et la partie qui est de loin la plus longue du livre, est celle qui présente (à ma connaissance pour la première fois, aussi bien dans la langue française qu’en anglais) les théories « non-darwiniennes » de l’évolution. C’est là véritablement un apport considérable de la part de Staune pour le lecteur de manière générale mais aussi pour les protagonistes des débats autour des implications philosophiques et religieuses de la science moderne. Je voudrais en donner ici un petit résumé au bénéfice des lecteurs non-francophones (le livre n’existe pour l’instant qu’en français, mais doit paraitre en anglais dans un futur proche).
D’abord Staune prend bien soin de distinguer l’évolution en tant que fait observé dans la nature des théories, darwiniennes et non-darwiniennes. Il déclare clairement : « Nous affirmerons ici avec force que l’évolution est un fait et que le darwinisme est l’une des explications possibles de ce fait ». Ensuite, concernant la théorie « néo-darwinienne » (synthèse moderne de la théorie de Darwin avec la Génétique), qui aujourd’hui est acceptée par la majorité des biologistes comme une théorie très réussie et même comme la théorie générale des organismes et de leurs évolution, Staune reconnait qu’elle a eu et continue d’avoir beaucoup de succès et doit donc certainement contenir plusieurs éléments vrais et importants concernant l’évolution des espèces. Mais, insiste-t-il et va-t-il s’atteler à montrer sur près de 150 pages, elle n’est probablement pas la meilleure théorie que l’on puisse construire ; il ébauchera à la fin les grandes lignes d’une Nouvelle Théorie de l’Evolution (NTE), après avoir passé en revue les différentes propositions faites par les évolutionnistes « non-darwiniens ». (Bien sur, il écarte complètement et considère sans intérêt quelconque les créationnistes et les partisans de l’Intelligent Design.)
Avant d’en venir aux non-darwiniens, notre auteur jette un coup d’œil aux darwiniens (ceux qui insistent que l’évolution s’est faite par des processus aléatoires, sans but aucun) et les divise en deux catégories : les darwiniens forts, comme Richard Dawkins (le vulgarisateur du darwinisme dur et militant passionné pour l’athéisme), et les darwiniens faibles, tel Stephen Jay Gould (le célèbre évolutionniste et vulgarisateur américain). Les darwiniens faibles intéressent Staune particulièrement parce qu’ils apportent aussi bien une petite critique envers la théorie standard qu’une proposition souvent importante visant à une révision de la théorie. Par exemple, Gould est connu pour sa théorie des équilibres ponctués, théorie controversée parmi les biologistes et qui stipule que l’évolution ne s’est pas faite de manière si graduelle que cela mais plutôt par des phases accélérées qui suivirent de longues périodes d’équilibre.
Quant aux non-darwiniens il les divise aussi en non-darwiniens faibles et forts : les premiers acceptent les mutations et la sélection naturelle comme éléments principaux de l’évolution mais insistent que celle-ci de toutes les manières aura toujours mené à l’apparition d’une espèce consciente et intelligente (les darwiniens pensent que si on rejouait la partie on n’obtiendrait presque certainement pas d’espèce semblable à la notre) ; les seconds (les non-darwiniens forts) n’acceptent pas que l’évolution ait été dirigée principalement par les mutations et la sélection naturelle.
Staune classe Christian de Duve (Prix Nobel belge) et Simon Conway-Morris (paléontologue britannique relativement jeune mais de grande renommée déjà) comme non-darwiniens faibles, bien que de Duve lui-même se considère plutôt comme un darwinien un peu hérétique et Conway-Morris pourrait être à cheval entre les deux catégories. De Duve nous a apporté l’idée que l’évolution est « programmée » (pour mener à l’intelligence) ou « truquée » (« Dieu joue aux dés parce qu’il est sûr de gagner »). Conway-Morris a jeté un grand pavé dans la marre avec son livre « Life’s Solution », montrant par un remarquable travail académique que l’évolution de la vie semble avoir suivi des « canaux » et d’avoir donc atteint des « objectifs » apparemment inévitables. Enfin, Stuart Kauffman (biologiste américain) insiste sur l’importance des processus d’auto-organisation dans l’évolution, à coté – sinon avant – les effets de mutations et sélection naturelle (préconisés par la théorie standard). Il est difficile de decider si ces scientifiques sont darwiniens ou non du fait qu’ils continuent à laisser une place prépondérante au hasard dans l’évolution, mais ils veulent modifier la théorie standard par la prise en compte de facteurs non aléatoires, plus ou moins ignorés jusque-là.
Les non-darwiniens forts et déclarés sont, selon leurs raisons : 1) Michael Denton (biochimiste australo-britannique qui travaille en Nouvelle Zélande) qui insiste sur l’existence de « formes archétypales » dirigeant l’évolution depuis le départ; 2) Brian Goodwin (biologiste canadien) et Mae-Wan Ho (biochimiste d’origine chinoise), qui insistent sur l’auto-organisation, rejettent l’approche réductionniste et considèrent les processus « darwiniens » comme non-dominants ; 3) Remy Chauvin (éthologue français), qui adopte une approche finaliste et croit déceler dans l’évolution une « logique interne » et une « programmation » ; 4) Anne Dambricourt-Malassé (paléontologue française), dont les travaux sur l’évolution humaine ont constitué un séisme en France ; elle pense avoir montré que l’évolution procède par sauts de paliers et considère que la sélection naturelle ne doit pas être considérée comme élément déterminant dans l’évolution. Il est clair qu’avec ces chercheurs, on est loin du paradigme « mutations aléatoires et sélection par la nature des caractères favorables à la prospérité de l’espèce ». Staune mentionne un certain nombre d’autres chercheurs dont les hypothèses sont encore plus radicales, mais déjà avec ceux que nous avons cité ici il est clair que beaucoup d’idées intéressantes ont déjà été avancées et une reconsidération de la théorie générale de l’évolution semble déjà en court, au moins en Europe et en dehors du continent américain. En fait Staune estime que le peu d’intérêt et donc de progrès dans cette direction par les chercheurs américains sont au moins en partie dûs à la pression contre-productive qu’exercent les créationnistes là-bas, si bien que la réaction des biologistes (et des scientifiques de manière plus générale) est de voir les choses en noir et blanc : soit Darwin (une théorie basée sur le hasard), soit Dieu (une création directe).
Pour conclure, je répéterai donc que Jean Staune a produit un travail de synthèse remarquable par son étendue et sa richesse. Il met – pour la première fois – entre les mains des lecteurs une somme considérable de connaissances récentes allant de la mécanique quantique à la neurologie et de l’évolution à la cosmologie, des travaux souvent méconnus mais dont il fait clairement ressortir l’importance concernant les débats des implications philosophiques et religieuses de la science moderne.
Parlant des implications religieuses, je voudrais (en tant que musulman) faire une petite remarque critique à l’égard de notre auteur (qui a, par ailleurs, réussi ici un coup de maître). Sur plus de 500 pages, Staune n’a cité l’islam qu’une seule fois – et de manière plutôt dérisoire et négative. De plus, il n’a pas trouvé le moindre auteur musulman à citer parmi ses centaines de références. Même des penseurs comme Seyyed Hossein Nasr (avec plus de 60 livres à son palmarès, pour ne rien dire de ses centaines d’articles) ou Ziauddin Sardar (avec ses 43 livres, dont un bon nombre sur les questions philosophiques, sociologiques et religieuses soulevées par la science) n’ont pas eu droit à la moindre citation. Si Trinh Xuan Thuan, à qui je dois le plus grand respect et la plus grande admiration, est cité plus de vingt fois, Nasr et Sardar auraient bien mérité au moins une mention.
18 June 2011
de Jean Staune – Presses de la Renaissance, 2007
Lecture de Nidhal Guessoum,
American University of Sharjah