L’Observatoire Lunaire des Musulmans de France: la “solution” extrême

Cette année, le « débat » autour de la détermination du début du mois de Ramadan et d’autres dates islamiques importantes a été lancé très tôt. En effet, trois mois avant le Ramadan, un groupe de musulmans vient de lancer « l’Observatoire Lunaire des Musulmans de France » (OLMF), à travers un petit site web, une vidéo de 20 minutes, et une dizaine d’« observateurs ». Cet OLMF préconise la détermination des mois islamiques par la présentation de « preuves photographiques » du croissant durant la « nuit du doute », c.-à-d. le soir qui précède le début du Ramadan ou autres mois.

Apres la proposition/décision de l’UOIF et du CFCM l’année dernière d’adopter le calcul et un calendrier islamique pur et simple généralisant le début du mois musulman au globe entier, cet OLMF va à l’autre extrême, c.-à-d. la détermination des mois par observation (visuelle ou télescopique) limitée au sol français. Ce projet est erroné et fait fausse route pour plusieurs raisons que je vais expliquer brièvement.

Tout d’abord, cette approche de la détermination de chaque mois islamique annule purement et simplement le concept de calendrier et ignore complètement le besoin de connaitre les dates de l’Aïd-el-Fitr, en particulier, connaissance qui permettrait aux musulmans de demander un congé, planifier leurs fêtes et leurs vies, etc. L’approche de l’OLMF est basée sur une insistance obstinée de prendre à la lettre certains hadiths du Prophète (Paix et Bénédiction d’Allah sur Lui), bien que de nombreux oulémas musulmans ont montré, depuis des siècles, que l’esprit de ces hadiths permet ou même encourage l’adoption de méthodes plus adéquates.

Secundo, si on adopte cette approche observationnelle durant « la nuit du doute », pourquoi se limite-t-on au sol français ? Qu’en sera-t-il des musulmans d’outre-mer ; aurons-t-ils leurs propres dates de Ramadan, d’Aïd, et autres, selon leurs observations et photographie locales ? Et même pour la France métropolitaine, pourquoi rejetterait-on une photo prise d’Espagne ou d’Italie, qui, étant à des latitudes inférieures, auront de plus grandes chances de voir le croissant? Pourquoi veut-on diviser les musulmans d’Europe (je suppose que l’OLMF préconise un « observatoire » pour chaque pays) et les séparer de ceux d’Afrique, du Moyen-Orient et d’ailleurs ?

Qu’en sera-t-il lorsque le croissant sera vu au Sénégal ou ailleurs en Afrique, mais pas en France, et nous verrons plus bas que ce sera là une situation très fréquente. Une annonce négative de l’OLMF ne produira-t-elle pas la « cacophonie » que critique l’OLMF dans sa vidéo, « cacophonie » présentée comme la première raison pour laquelle cette organisation a été créée… Notons de plus, que l’OLMF nous informe (dans sa vidéo) que la « preuve » photographique (si elle se matérialise) sera diffusée deux heures après l’observation, c.-à-d. après minuit (puisque le coucher du soleil en France en Juin et Juillet se produit vers 22 heures et il faut attendre au moins 20-30 minutes pour que le ciel d’assombrisse assez et le croissant ait une chance d’être observé et photographié), soit bien après que les annonces ait été faites en Afrique et au Moyen-Orient…

Regardons maintenant ce que nous réserve la lune pour les prochains Ramadans et Aïds.

Pour 2014, la « nuit du doute » du Ramadan sera le 27 Juin, mais ce soir-là, le croissant ne sera visible qu’en Amérique du Sud. Le 28, le croissant sera visible très facilement à l’œil nu en Afrique et assez facilement au Moyen-Orient ; en France, il sera peut-être visible au télescope (mais pas à l’œil nu), mais qu’en sera-t-il si l’OLMF, pour des raisons météorologiques ou autres, ne pourra pas produire sa « preuve » photographique. Dira-t-on aux musulmans de France de ne pas jeuner alors que tout le reste du monde le fera ? La situation sera encore plus compliquée à l’Aïd (le soir du 28 Juillet) lorsque le croissant sera strictement impossible à voir en France, mais très possible à voir au télescope du Sénégal à Madagascar.

En 2015, les mêmes situations se présenteront pour le début du Ramadan et pour l’Aïd qu’en 2014.

En 2016, la situation se complique encore (pour l’OLMF), car à la veille du Ramadan, le croissant sera absent du ciel français, mais il sera visible à l’œil nu ou au télescope dans la plupart des pays africains. De même pour l’Aïd de 2017.

Bref, si on veut éviter la « cacophonie » qui, l’an dernier a été précisément le résultat d’un décalage entre les dates annoncées par l’UOIF et le CFCM d’un côté et la plupart des pays arabo-musulmans d’un autre, ce n’est pas en adoptant une telle approche limitée au sol français et insistant sur l’observation du croissant et son annonce vers minuit la veille d’une grande date religieuse.

L’OLMF ne résoudra pas ce problème de la détermination des mois et occasions islamiques simplement en montrant au public que les meilleurs outils seront utilisés (télescope, appareil photo de pointe, ordinateur et « système informatique qui permet de trouver la lune automatiquement », etc.), outils dont disposent tous ceux qui s’intéressent au problème de par le monde.

D’autre part, l’OLMF a fait appel à Thierry Legault, un astronome amateur devenu célèbre pour ses excellentes photographies de la lune et du soleil, et il est utile de bénéficier de son expertise pratique. Cependant, son affirmation que les calculs de visibilité du croissant ne sont que des « estimations » est une demi-vérité qui sera (et est déjà) exploitée dans un mauvais sens. En effet, les conditions météorologiques étant quasiment impossibles à prédire à l’avance pour un lieu et une heure donnés, la prédiction de l’observation du croissant ici ou là à telle heure de tel soir est en effet très incertaine.

Cependant, si on élargit la zone dans laquelle toute observation sera acceptée et adoptée par le reste de la population, c.-à-d. si on prend un grand pays ou une zone (l’Algérie, le Moyen-Orient, l’Afrique, les continents américains tout entiers, etc.), alors les prédictions sont très fiables. C’est sur cette base que les propositions de calendriers (unifié, bi-zonal, tri-zonal, etc.) ont été avancées par les experts musulmans, de Malaisie aux Etats-Unis. Certains d’entre nous avons plus de vingt-cinq ans d’expérience en cela, expérience que nous mettons au service des musulmans (tous les musulmans), de France et d’ailleurs, de manière sérieuse et réfléchie.

Par Nidhal Guessoum, le 4 avril 2014.