Leçons de la débâcle du début du Ramadan en France
En tant que musulman et astronome, quelqu’un qui a beaucoup œuvré pour l’intégration harmonieuse de l’Islam avec les données de la science et de la vie moderne, j’ai été grandement navré d’assister au chaos qui s’est produit en France concernant la date du début de ce Ramadan. Cette débâcle aura, malheureusement, des retombées très négatives, non seulement pour l’Islam en France (ses pratiques, ses structures, sa réputation) mais aussi bien au-delà, au moins concernant nos efforts d’harmonisation sus-mentionnés.
Certains vont blâmer les astronomes et autres « modernistes » de l’Islam, et beaucoup vont se réjouir de la « victoire » de l’Islam traditionnaliste. Mais ce serait faire preuve de peu de discernement ainsi que d’incompréhension de la question que de décider de reléguer la science et de s’attacher aux anciennes pratiques qui avaient produit tout autant de chaos pendant toutes ces années. Les musulmans de France et d’ailleurs doivent-ils se lier aux dates décrétées en Arabie Saoudite (qui a les taux d’erreurs les plus élevés du monde musulman) ?
Pour ce qui est de cette débâcle, d’abord, il faut garder en tête les facteurs « socio-politiques » (si bien rappelés par Haoues Seniguer dans son interview avec Oumma le 9 Juillet). Mais je ne reviendrai pas sur tout cela, bien que primordial. Mon objectif ici est de tirer quelques leçons en rapport avec le décret du calendrier islamique et comment minimiser les dangers de dérapage(s) à l’avenir.
Les instances islamiques de France (CFCM, UOIF, etc.) ont eu une double malchance : a) le croissant du 8 Juillet n’était visible qu’en Amérique du Sud et seulement à l’aide de télescopes (donc observable nulle part dans le monde musulman) ; b) le choix avait été arrêté sur le « critère turque » qui stipule que le Ramadan débute et se termine dès que le croissant est observable quelque part dans le monde. C’est l’idée d’un calendrier musulman « universel », qui produit une seule et même date et doit s’appliquer au monde entier.
Et « malheureusement », il n’y a pas eu cette année le désordre qui se produit presque à chaque fois dans le monde musulman avec des instances officielles décrétant le début du Ramadan sur la base de témoignages d’observation du croissant qui sont complètement erronés mais qui sont acceptés. Et donc, le monde musulman a presque unanimement commencé le mois sacré le 10 Juillet (aucune « observation » n’ayant été reportée ou acceptée le 8), sauf la Turquie et le Pakistan. La Turquie, fidèlement au critère universel sus-cité et rigoureuse avec sa pratique, a commencé le Ramadan le 9. Le Pakistan, par contre, adopte un critère archaïque d’observation « locale » (ni régionale, ni continentale, encore moins universelle), et commencera donc le Ramadan le 11 Juillet.
Cependant, le fait que le critère adopté par les instances musulmanes françaises (dans ce fameux congrès du 9 Mai) allait produire ce genre de décalage était connu et aurait dû être pris en compte, pédagogiquement, socialement, même juridiquement, au lieu de se mettre à improviser durant « la nuit du doute », qui logiquement n’existe plus.
En effet, un certain nombre d’astronomes musulmans (dont moi-même) avions depuis des années préconisé l’adoption d’un calendrier musulman bi-zonal, où les Amériques sont séparées des anciens continents, si bien qu’un croissant visible uniquement en Amérique du Sud (comme ce cas-ci) n’a aucun effet sur le début du mois dans notre partie du monde. Un tel critère nous aurait prévenu de la débâcle que nous venons de venir, tout en présentant tous les avantages d’un calendrier, c.-à-d. la connaissance à l’avance des dates, la planification de notre vie dans toutes ses dimensions, l’unification des communautés, une excellente réputation d’harmonisation avec la modernité, etc.
J’appelle donc les instances musulmanes de France à tout simplement adopter ce critère, dont j’ai montré dans des travaux présentés dans des congrès il y a plusieurs années et publiés qu’il minimise à l’extrême le genre de problème que nous venons de vivre.
D’autre part, il me semble qu’un grand travail pédagogique était nécessaire au moins cette année, avec une campagne d’explication de la part des fouqahas et des astronomes musulmans, afin de bien préparer les communautés de France et d’Europe ; malheureusement, cela n’a pas été fait, et au lieu de faire un pas en avant, il semble que nous ayons fait deux pas en arrière…
Pour conclure, disons que des erreurs ont été commises (sans parler des actions de mauvaise foi), et que si nous tirons les leçons de manière adéquate, peut-être que cela nous aidera à mieux aller de l’avant. Une tentative positive a été faite ; pour une fois, les leaders (communautaires) musulmans n’ont pas été figés et réactionnaires. Un deuxième effort reste à faire. Incha-Allah cela sera suffisant.
Par Nidhal Guessoum, publié dans oumma.com, le 10 juillet 2013.
Nidhal Guessoum est vice-recteur et professeur de physique et d’astronomie a l’Université Américaine de Sharjah, aux Emirats Arabes Unis.