Le problème du calendrier islamique et la solution Kepler, partie 2/2

Dans la première partie de cet article, nous avons noté que l’observation du croissant qui était érigée en condition sine qua non pour l’annonce du début des mois musulmans (du moins les mois sacrés) avait conduit les chercheurs à proposer des solutions de plus en plus compliquées menant tout droit à une impasse. Ces solutions consistaient à introduire des technologies et des systèmes d’analyse et de communication (en temps réel) complètement démesurés. Cette impasse a démontré que tous ces systèmes ainsi que ces solutions empêchaient l’établissement à l’avance d’un calendrier qui serait véritablement fonctionnel dans nos vies aussi bien « civiles » que « religieuses ». Nous en avons donc conclu qu’une solution « à la Kepler » s’imposait.

La solution « à la Kepler » n’est autre que l’établissement par le calcul d’un calendrier crédible et cohérent en harmonie avec la visibilité du croissant, et non un calendrier qui serait régulièrement contredit par l’observation du croissant.

Avant de présenter une telle solution, il convient d’aborder deux questions :

a) Les calendriers musulmans proposés dans le passé

b) L’évolution, voire la convergence, des calendriers proposés ces dernières années qui prennent en compte les plus précis des critères de prédiction de visibilité du croissant.

Les calendriers musulmans passés et modernes

Un des calendriers musulmans les plus utilisés dans le passé est le calendrier « arithmétique ». Il fut très probablement proposé par le grand astronome musulman Al-Battani (850-929) et utilisé depuis la fin du dixième siècle jusqu’aux années 1980. Il est dénommé « arithmétique » car il se base sur une règle de calcul simple :

  • Les mois sont alternés entre 29 et 30 jours.
  • Un jour est rajouté au douzième mois de l’année, qui contient alors 355 jours, dans les cas « bissextiles » afin de conserver une concordance approximative avec l’apparition du croissant à chaque début de mois.
  • Les années bissextiles sont déterminées à l’aide de la règle suivante : on divise le chiffre de l’année (par exemple 1428) par 30, l’année est bissextile si le reste de la division est 2, 5, 7, 10, 13, 16, 18, 21, 24, 26, ou 29.

Par ce calcul, le nombre moyen de jours par mois (sur une période de 30 jours) est de 29.53, exactement le nombre moyen observé pour la lune, bien que ce chiffre fluctue entre 29.27 et 29.83 en raison de l’ellipticité et de l’inclinaison de l’orbite de la lune. Ce calendrier arithmétique ne correspondait à l’apparition du nouveau croissant que dans les cas « moyens », si bien qu’il ne fut utilisé en pratique qu’à des fins « civiles ».

Les années 80 et 90 ont été caractérisées par une meilleure compréhension du problème de la visibilité du croissant, ce qui a permis à certains astronomes musulmans (Ilyas en Malaisie, Meziane et Guessoum en Algérie) de proposer des modèles de calendriers basés sur des critères de visibilité. Un problème majeur demeurait tout de même : la probabilité de visibilité du croissant variait énormément d’un pays à un autre, ou du moins d’une région à une autre, si bien que tout calendrier « unifié » se trouvait contredit par l’observation dans tel ou tel endroit du globe. Précisons également, qu’il y a encore 15 ou 20 ans, les prédictions de visibilité étaient entachées de larges « zones d’incertitudes ».

Les calendriers proposés durant les années 1980 et 1990 étaient donc régionaux ou « zonaux ». Ainsi, les astronomes El-Atbi, Meziane et Guessoum, ont proposé (en 1993 et en 1997) un calendrier quadri-zonal (le monde était divisé en 4 zones longitudinales), où les débuts de mois étaient toujours unifiés dans une zone donnée mais pouvait différer d’une zone à une autre, mais avec des critères précis, si bien que les différences ne dépassaient jamais 1 jour et s’accordaient au maximum avec la visibilité du croissant dans chaque zone.

En 2001, Mohammad Odeh proposa un calendrier similaire où il réduisit le nombre de zones à 3.

Les tentatives d’établissement de calendriers musulmans unifiés

Une autre approche commença à se dessiner auprès d’autres astronomes : la tentative d’établissement d’un calendrier islamique « unifié » sur la base d’une règle simple.

En 1997, McNaughton proposa la formule suivante : le mois musulman, qui traditionnellement commence au coucher du soleil et non pas à minuit comme c’est le cas pour les mois solaires (internationaux), est décrété le soir si la conjonction (le passage de la Lune à travers le plan Terre-Soleil, c’est-à-dire le début d’une nouvelle orbite) se produit durant ce jour-là, à savoir depuis le coucher de soleil précèdent.

Un examen rapide de cette proposition montre cependant que dans sa formulation, ce calendrier « universel » n’est nullement unifié : le moment du coucher du soleil n’étant pas le même partout, la conjonction se produit avant ou après le coucher du soleil en des endroits différents, le mois ne débutera pas partout le même jour ! Sans compter que selon le délai qui se produira entre la conjonction et le coucher du soleil, le nouveau croissant ne sera pas forcément visible (un minimum d’environ 15 heures est nécessaire pour l’observation à l’œil nu). Ce calendrier sera donc souvent en désaccord avec les observations.

Durant cette période, et surtout dernièrement, un calendrier a pris une importance particulière, non pas en raison de la solution qu’il apportait, ou du progrès qu’il pouvait représenter dans la problématique du calendrier et de la détermination des mois sacrés, mais tout simplement parce qu’il émanait d’Arabie Saoudite. Le calendrier d’Umm al-Qura (un des noms traditionnels de La Mecque) est passé par 4 phases, caractérisées chacune par une règle différente :

  • De 1950 à 1972 : le mois commence (le jour suivant) si le croissant au soir du 29ème jour d’un mois donné est au-dessus de l’horizon à plus de 9 degrés.
  • De 1973 à 1998 : le mois commence le jour suivant si la conjonction se produit avant minuit GMT.
  • De 1998 à 2002 : le mois commence si la lune se couche après le soleil, sans condition sur la conjonction.
  • Depuis 2003 : le mois commence si la lune se couche après le soleil, et si la conjonction s’est produite (même 1 minute avant).

Dans la plupart des cas, surtout dans les trois dernières phases de formulation de ce calendrier, les débuts de mois s’accordaient très mal avec l’observation du nouveau croissant, qu’il soit déterminé par observation ou par le calcul. Comme le précise le chercheur Harry R. van Gent : « Strictement parlant, le calendrier Umm al-Qura est à des fins civiles uniquement. Ses constructeurs sont bien conscients du fait que l’observation du nouveau croissant peut se produire jusqu’à deux jours après la date déterminée par ce calendrier »[1].

Un des développements les plus importants au sujet du calendrier musulman a vu le jour au Maroc en 2004 et aux Etats-Unis en 2006. Au Maroc, Jamal Eddine Abderrazik a publié un livre intitulé « Calendrier Lunaire Islamique Unifié »[2] dans lequel il proposait un calendrier musulman universel sur la base de la règle suivante : « Le mois commence (partout) le jour suivant si la conjonction se produit avant midi GMT ; le début du mois est reporté au jour d’après si la conjonction se produit après midi ».

Abderrazik stipule qu’il faut accepter le principe de « transfert de visibilité », à savoir accepter de débuter le mois partout dans le monde si le croissant est observé à n’importe quel endroit du globe un soir donné. Il ajoute que si ce principe est accepté, ce calendrier s’accorde alors avec les observations du croissant dans 92 % des cas.

En Août 2006, ISNA (Islamic Society of North America), l’organisation islamique la plus importante d’Amérique du Nord, a déclaré après étude et consultation, que son Conseil de Fiqh (jurisprudence islamique) avait conclu que les solutions « anciennes » n’étaient plus acceptables et qu’il convenait d’ adopter le principe et l’approche du calendrier établi bien à l’avance (autrement dit adopter la solution que nous avons dénommé « à la Kepler »). Il s’est avéré que la règle adoptée par l’ ISNA pour la construction du calendrier, règle présentée par Khalid Shaukat, n’était autre que celle proposée – indépendamment – par Jamal Eddine Abderrazik deux ans auparavant.

Cette constatation a été effectuée lors d’une « réunion d’experts » organisée à Rabat par l’ISESCO (l’Organisation Islamique pour l’Éducation, les Sciences et la Culture) en Novembre 2006 avec la présence de tous ces acteurs.

Tout cela est certes intéressant, il faut cependant s’assurer que les mois déterminés par ce calendrier concorderont avec les observations des nouveaux croissants. Et c’est ici malheureusement que l’on paie le prix de cette « belle » unification. En effet, dans une étude[3] réalisée sur la période 2006-2010 (c’est-à-dire sur 60 mois), nous avons démontré que ce calendrier Est convenait pour le continent américain, en revanche pour le « monde musulman (traditionnel) » (Asie-Afrique-Europe), les mois débutaient, alors que le croissant n’était visible nulle part. Il y avait en effet 32 % de cas d’impossibilité, 10 % de cas « difficiles » (visibilité peu probable) et 58 % d’accord entre le calendrier et les observations.

C’est ce qui nous a incité à proposer un calendrier bi-zonal, où le continent américain était distinct du « monde ancien » (y compris l’Australie), où la règle de construction du calendrier était modifiée ainsi : « Le nouveau mois commence dans les deux zones si la conjonction se produit avant l’aube à La Mecque. Le nouveau mois commence dans la zone américaine pour être reporté dans la zone « Est » si la conjonction se produit entre l’aube de La Mecque et midi GMT. ». Nous avons alors démontré que l’étude des 60 mois de la période 2006-2010 était à hauteur de 73 % en accord total avec les observations, 25 % de cas « difficiles » et moins de 2 % de cas d’impossibilité, c’est-à-dire où le mois est décrété selon le calendrier, mais le croissant n’est pas visible.

Conclusions

Ainsi que nous venons de le démontrer, nous parvenons (presque) maintenant à établir un calendrier musulman, qui est non seulement d’une grande simplicité, mais tout à fait cohérent et en harmonie avec la visibilité du croissant lunaire dans une région donnée du monde.

Nous pouvons donc pratiquement nous défaire de la pratique d’observation et de témoignage par une personne ou un groupe durant « la nuit du doute ». Nous remplaçons ainsi toutes ces « solutions » incroyablement compliquées proposées de nos jours, tels les télescopes, les webcams, les appareils photos à bord d’avions et les imageurs à bord de satellite. En bannissant toutes ces approches complexes, nous rétablissons une caractéristique fondamentale de toute société « civilisée » qui est celle d’avoir la capacité de planifier ses activités à l’avance.

Mais pour effectuer ce « changement de vitesse », je dirai même ce décollage, il nous faut aussi bien abandonner l’obsession de l’observation « la veille » du mois sacré (la « nuit du doute ») que l’observation tout court. Il est fondamental d’intégrer que Dieu nous a offert la lune et le soleil, en vue de nous faciliter la vie et non pour la rendre compliquée, provoquant ainsi la discorde entre les pays et les peuples, ( rappelons seulement que de nos jours les mois sacrés sont déclarés au moins 3 jours dans les pays musulman…). Nous notons toutefois avec une grande satisfaction qu’une prise de conscience a commencé dans se sens. Beaucoup de musulmans, notamment parmi certains astronomes et fouqahas, se rejoignent sur le fait qu’il convient d’abandonner l’observation visuelle au profit du calcul de prédiction de visibilité.

Ce dernier, s’il n’est pas fiable à 100 % (il ne le sera jamais et aucune prédiction de nature scientifique sur un quelconque problème ne le sera jamais), est désormais crédible, surtout sur de grandes zones. Ce qui va dans le sens du progrès préconisé par l’Islam tout en étant en harmonie avec la solution adoptée depuis très longtemps pour les horaires de prière.

Enfin notons la convergence graduelle des systèmes de calendriers islamiques vers la quasi-unification. La proposition que nous venons de présenter ne constitue pas l’ultime solution au problème posé, mais elle s’en approche en étant une synthèse des propositions effectuées jusqu’à présent.

Par Nidhal Guessoum, publié dans oumma.com, le 21 septembre 2007.

[1] Harry R. van Gent, « The Umm al-Qura Calendar of Saudi Arabia. »

[2] Jamal Eddine Abderrazik, « Calendrier Lunaire Islamique Unifié », Editions Marsam, Rabat, 2004.

[3] Nidhal Guessoum, « Progrès dans la solution du problème du calendrier islamique », 1ere Conférence d’Astronomie des Emirats « Applications of Astronomical Calculations », Abu Dhabi, Décembre 2006.