La visibilité du croissant lunaire et le Ramadan

En Islam, les occasions et les fêtes religieuses sont datées par le calendrier lunaire. Le début de chaque mois est défini par la première observation du croissant. Cette démarche, qui fait reposer le calendrier sur des témoignages visuels, conduit souvent à des situations en contradiction avec les données objectives. Il s’ensuit un malaise de la communauté musulmane, particulièrement perceptible lors de la détermination du commencement du mois de ramadan. Quant aux astronomes, qui se préoccupent d’établir des critères de visibilité du croissant depuis plusieurs siècles, ils ont abouti à des solutions fiables depuis seulement deux décennies…

Le calendrier grégorien est aujourd’hui adopté dans la plupart des pays, y compris dans de nombreux pays musulmans. Il permet de dater sans ambiguïté tous les événements de la vie quotidienne et tous les actes de la vie civile. Les fêtes religieuses chrétiennes telles que Noël ou même Pâques peuvent elles aussi être définies de façon non équivoque longtemps à l’avance. Rien de comparable ne semble possible avec le calendrier rituel adopté par l’Islam qui est un calendrier lunaire*. Fondé sur l’observation visuelle du croissant lunaire, et reposant donc en pratique sur des critères peu rigoureux, des erreurs peuvent se faire jour lors de la détermination du début de chaque mois. Du fait de l’absence de test ou d’expertise des témoignages, voire à cause des illusions d’optique favorisées par les effets atmosphériques, il n’est pas rare d’aboutir ainsi à des situations où des millions de personnes dans deux pays voisins, ou dans un même pays, observent des fêtes ou débutent les mois à des dates différentes. Il arrive également que d’un pays à l’autre des journaux puissent afficher des dates différentes pour le même jour…

Cette situation confuse suscite un trouble chronique dans la communauté musulmane. Mais le malaise devient aigu lors de la détermination du commencement du mois de ramadan*, qui marque aussi le mois du jeûne. Dans le calendrier islamique, ramadan est le neuvième mois de l’année. Il débute au lendemain de l’apparition du nouveau croissant juste après une conjonction*, et se termine après une nouvelle observation du croissant naissant qui, elle, signale la rupture du jeûne l’aid el-fitr . Le jeûne de ramadan constitue l’une des cinq prescriptions de l’Islam. Sa relation avec l’observation du croissant lunaire se fonde principalement sur une célèbre citation hadith du Prophète Mohammed concernant le début et la fin du neuvième mois de l’année religieuse : « Jeûnez après l’observation [du croissant] et célébrez la fin [du ramadan] après l’observation ; si le temps est couvert, complétez 30 jours de Châbane [mois qui précède le ramadan]. »

En pratique, la même démarche est ainsi suivie dans quasiment tous les pays musulmans. La veille qui précède éventuellement le début ou la fin du mois de jeûne, on surveille avec une grande attention l’horizon local après le coucher du soleil pour tenter de distinguer le fin croissant. Si celui-ci est signalé, les musulmans entament le jeûne le lendemain même, sinon ce sera le surlendemain. La même situation se reproduit à la fin du mois de ramadan. Pour cette raison la nuit du 29e jour est appelée communément « nuit du doute » leilat e-chek . Le Prophète ne dit cependant rien des critères qui permettraient de valider ces observations. Les conditions de l’acceptation d’un témoignage d’observation du croissant ont dès lors dû être abordés et définis en premier lieu par les différentes écoles de jurisprudence islamique1.

L’école Malékite, dominante au Maghreb, distingue ainsi trois situations. La première correspond à une observation faite par une foule d’un si grand nombre que la possibilité de fraude ou d’erreur est automatiquement écartée. Aucune condition n’est alors posée sur les membres de cette foule : ils peuvent être musulmans ou non, hommes ou femmes, etc. Le début du mois est immédiatement décrété. Le deuxième cas envisagé est celui où l’observation est faite par deux hommes honnêtes. Honnêtes signifiant ici qu’on a affaire à des hommes libres et non à des esclaves…, majeurs, mentalement sains et n’ayant pas commis de délit religieux grave. Le mois est alors établi pour le début ou la fin de ramadan, que le ciel soit dégagé ou nuageux. Mais si le temps est nuageux, nous dit-on, l’observation d’un homme et d’une femme ou l’observation de deux femmes ne sont pas acceptables. Enfin, les Malékites envisagent la possibilité d’une observation réalisée par une seule personne.

Dans ce cas, le mois ne peut être établi que si ladite personne est le gouverneur de la région ou du pays. Sinon l’observation est rejetée par la communauté, mais jugée valable pour son auteur qui est invité à entamer le jeûne.

Trois autres écoles, dont l’influence est surtout marquée dans les pays de l’Orient musulman Machrek, proposent des critères plus simples. Ainsi l’école hanafite ne se fonde-t-elle que sur l’état du ciel. Si le ciel est clair, l’observation d’une foule dont le nombre minimal est à déterminer par le gouverneur est nécessaire. Si, au contraire, le ciel est nuageux, l’observation par une seule personne homme ou femme est suffisante, parce que le croissant devient difficilement observable, et il ne faut donc pas exiger un grand nombre. Pour l’école shafiite, l’observation d’une seule personne suffit, à condition que celle-ci soit un homme honnête au sens donné plus haut. Aucune distinction n’est faite entre temps clair et nuageux. Pour l’école hanbalite, enfin, le mois est établi si une personne honnête cette fois homme ou femme, libre ou non au moins déclare avoir observé le croissant, même si cette observation a été faite parmi une foule et qu’aucune autre personne n’a pu voir le croissant.

D’évidence, ces approches de la question ne permettent pas de connaître à l’avance la date des occasions religieuses. Les tensions entre jurisconsultes et la confusion proviennent alors de ce que l’observation du croissant, insérée dans une démarche religieuse, n’est assimilée que secondairement à une observation astronomique. Elle est d’abord envisagée comme un « témoignage » chahada , dont la véracité ne dépendrait que de la piété ou de l’appartenance sociologique de son auteur. La nécessité de soumettre l’observation à des critères objectifs appartenant en propre aux sciences n’est pas ressentie2. L’expertise du témoignage lui-même est donc rare. Et, en particulier, les illusions d’optique et autres erreurs d’observa-tion sont rarement envisagées. Parfois, comme chez les Malékites, la détermination du début et de la fin du mois par le calcul astronomique est explicitement rejetée, « même si elle s’avère correcte » , écrit-on.

Reste que ce rejet radical de l’astronomie n’a jamais été unanime dans la tradition musulmane. L’histoire retient ainsi le nom de quelques juristes, peu nombreux il est vrai, qui ont prôné le recours à la science pour résoudre sans ambiguïté cette question. Tel est, par exemple, le cas de Assoubki XIVe siècle, un adepte de l’école shafiite, qui déclarait nulle toute observation considérée comme impossible par la science. Pour tout dire, le Coran lui-même invite à cette démarche : « C’est Lui [Dieu] qui a fait du Soleil une clarté et de la Lune une lumière ; il en a déterminé les phases afin que vous connaissiez le nombre des années et le calcul du temps 3 » . Et c’est bien dans un esprit analogue que s’est développée l’astronomie arabo-musulmane. Son souci constant ayant toujours été de placer au service de la foi les techniques qu’elle élaborait et les connaissances qu’elle acquérait, parfois au prix de patientes accumulations d’observations.

Ainsi n’a-t-on cessé de constater, en contrepoint de la méfiance des jurisconsultes, un engouement marqué des astronomes médiévaux de l’Islam pour la résolution de cette question. Si les plus anciennes observations du croissant proviennent des Babyloniens4, les premières études rigoureuses relatives à la question remontent seulement à l’ère islamique*. Nombre d’astronomes, utilisant le système géocentrique de Ptolémée, ont alors développé plusieurs conditions critiques pour la visibilité du nouveau croissant dans le but de prédire le début d’un mois nouveau. Les anciens ont souvent soutenu qu’il fallait attendre au moins 24 h après la conjonction pour être en mesure de voir le nouveau croissant. Mais, utilisé par le mathématicien Al-Khwarizmi 780 ?-863 pour construire des tables de prédictions5, le critère de visibilité le plus populaire restera celui des 12°. Il stipule que le croissant peut être vu si la Lune est séparée du Soleil d’un angle de 12° le long de l’équateur céleste, au moment de son coucher. Le délai entre les passages successifs des deux astres sous l’horizon est estimé à 48 mn au moins fig. 1.

Un critère plus précis est cependant aussi déjà disponible dès le début de cette période. On le doit à Ibn Tariq VIIIe siècle. Selon celui-ci, l’observation du nouveau croissant est possible si une des deux conditions suivantes est remplie toujours au moment du coucher du Soleil : soit le délai entre le coucher du Soleil et celui de la Lune dépasse 48 mn, et l’angle entre les deux astres est supérieur à 11,25°, soit le délai est supérieur à 40 mn et l’angle apparent dépasse 15°. Un autre critère également important, utilisé par Tabari6 XIe siècle, stipule que le croissant pourra être vu si, au moment du coucher de la Lune, le soleil dépasse une certaine dépression hauteur au-dessous de l’horizon local. Une valeur critique de 9,5° est souvent adoptée pour cette dépression minimale. Des critères plus complexes combinant plusieurs conditions supplémentaires ont également été envisagés. Al-Battani 850-929 introduit ainsi dans ses calculs l’azimut* et la distance Terre-Lune. Ibn Yunus7 XIe siècle, pour sa part, considère l’épaisseur du croissant ainsi que la vitesse orbitale de la Lune. Ibn Yunus a également évoqué pour la première fois l’importance des conditions météorologiques et des aptitudes visuelles de l’observateur.

Il n’en reste pas moins que les critères de visibilité adoptés traditionnellement, qui ont tous été de nature astronomique, se sont révélés en définitive peu satisfaisants. Une analyse de 201 résultats d’observation du nouveau croissant s’étalant sur plus de cent trente années a montré, par exemple, qu’un délai d’au moins une demi-heure est généralement nécessaire entre les couchers du Soleil et de la Lune8, mais elle a aussi révélé l’intervalle le plus court jamais enregistré : 22 mn seulement. Le test du critère concernant l’âge du croissant temps écoulé depuis la conjonction a également été battu en brèche. Cette fois semble-t-il surtout par des amateurs de performances. Le record de la plus jeune lune observée à l’oeil nu, détenu par l’astronome Julius Schmidt depuis 1871 15 h 24 mn, a ainsi été battu en 1990 par John Pierce9 : il est maintenant de 15 heures tout juste. Et depuis 1996, Jim Stamm10, utilisant un télescope de 20 cm de diamètre, place désormais la barre à l’aide d’un instrument à 12 h 6 mn…

Les astronomes n’ont cependant pas attendu ces discordances extrêmes pour tenter de dépoussiérer les anciens critères. Se fondant sur 76 observations, rassemblées à Athènes principalement par Julius Schmidt, entre 1859 et 1880, un astronome de l’observatoire de l’université d’Oxford, James Fotheringham 1874-1936, a ainsi proposé, dès 1910, un nouvel algorithme simple de prédiction. Celui-ci se révèle en fait assez similaire aux critères posés par les astronomes de l’Islam : il est lui aussi fondé sur des considérations purement géométriques des positions relatives du Soleil, du croissant et de l’observateur. Le critère de Fotheringham postule que le croissant est visible si l’arc de vision fig. 1 est supérieur à une limite qui dépend de l’azimut de la Lune par rapport au Soleil. Pour un azimut nul, cette limite est de 12°, mais elle se trouve réduite à 10° lorsque l’azimut est de 20°. En 1932, l’astronome André Danjon a proposé, quant à lui, une méthode11, fondée sur une relation entre la longueur du croissant et l’angle séparant la Lune du Soleil fig. 2. Son critère, dit des 7°, sera pendant un temps très largement utilisé pour la prévision du nouveau croissant par les instances islamiques officielles.

Plus près de nous, en 1984, Mohammed Ilyas, un physicien de l’université des Sciences de Malaisie, a amélioré le critère de Fotheringham en traitant, cette fois, la question d’un point de vue plus large. Pour cela, il a considéré tout le globe terrestre et, prenant un par un quelque 300 points au total, il a pu faire ressortir une ligne de séparation, qu’il appelle ligne de date lunaire12. A l’ouest de cette ligne le croissant est visible le soir du nouveau mois, alors qu’à l’est il ne peut être vu que le soir suivant fig. 3.

Ces méthodes, malgré les améliorations apportées, se sont cependant révélées incapables de résoudre le problème de la visibilité du croissant de façon satisfaisante et définitive. Les observations de Schmidt, faites à Athènes au XIXe siècle, par exemple, ne pouvaient pas mener à un critère général valable aussi bien en Arabie Saoudite, en Malaisie ou en Argentine. En 1977, Franz Bruin, un chercheur de l’observatoire de l’université américaine de Beyrouth, a bien tenté de dépasser les critères purement astronomiques de ses prédécesseurs en y ajoutant des considérations sur le contraste de brillance entre le croissant lunaire et le ciel, et sur la limite de détection de l’oeil humain.

Mais si le modèle de Bruin apporte effectivement un progrès, il repose encore en partie sur des bases empiriques et ne tient pas compte des conditions d’observation locales. On sait que les conditions d’observation pollution, humidité, température de l’air, altitude sont très différentes d’un lieu à un autre et d’une époque à une autre. Or, en la matière, elles apparaissent déterminantes, comme l’a montré, en 1988, Bradley Schaefer, un astrophysicien de la NASA aujourd’hui à Yale. Ce chercheur a donc proposé d’améliorer l’algorithme de Bruin en ajoutant à la prise en compte de tous les effets de mécanique céleste et de physiologie ceux de la météorologie locale : absorption et extinction des rayons lumineux en provenance de la Lune, température au sol, humidité du site d’observation, effets saisonniers, etc.

Restait à tester les différents modèles en les confrontant aux observations. D’un côté, à l’initiative d’Ilyas, un réseau a ainsi commencé à se constituer à partir de 1989, à travers la plus grande partie possible du monde musulman. De l’autre, cinq campagnes d’observation ont également été menées aux Etats-Unis à l’instigation de Schaefer entre 1987 et 1990, avec le soutien des médias américains. Les résultats obtenus se sont révélés assez impressionnants : pas moins de 2 500 volontaires ont participé à l’aventure. Ce qui s’est traduit par une amélioration immédiate de la liste des observations indépendantes et fiables faites depuis 1859. Leur nombre est passé de 201 à 251.

Pour la première fois, un travail statistique a été possible et a permis de comparer les différents modèles. Il a aussi enfin été possible de confirmer par l’observation que, les conditions atmosphériques mises à part, la visibilité du croissant augmente avec la longitude ouest, du fait du mouvement orbital de la Lune. Mais l’un des résultats les plus étonnants a sans doute été la mise en évidence de taux d’échecs relativement importants dans le cas où l’on aurait pu pourtant dire sans ambiguïté que le croissant était visible ou ne l’était pas. L’analyse des observations a ainsi révélé, d’une part, 15 % d’erreurs « positives » . C’est-à-dire 15 % de cas où le croissant n’était pas visible, mais où des personnes affirmaient l’avoir repéré. Et, d’autre part, 2 % d’erreurs « négatives ». Autrement dit, de cas où le croissant est parfaitement observable, mais où des personnes reconnaissaient ne pas l’avoir vu.

Ces chiffres resteraient encore à affiner par de nouvelles campagnes d’observation. Mais ils suggèrent déjà l’importance du facteur humain dans l’obser- vation du croissant. Et cela même hors de tout cadre religieux. Il apparaît dès lors intéressant de considérer comment de telles discordances peuvent apparaître concrètement et s’analyser dans un pays musulman. En situation réelle, pourrait-on dire. C’est dans cet esprit, que nous nous sommes livrés à une étude comparative des dates religieuses telles qu’elles ont été décrétées par les autorités officielles en Algérie, entre 1963 et 1994, avec les calculs astronomiques. Pour cela, nous avons considéré les dates du début du mois du jeûne 1er ramadan, de la fête de la rupture du jeûne 1er shawal et de la fête du Sacrifice 10 dhul-hijja. Les données historiques ont été rassemblées à partir des archives de la presse algérienne. Elles ont ensuite été confrontées aux éphémérides astronomiques relatives à la ville d’Alger. Ainsi, pour chaque date décrétée sur la base d’une « observation » du croissant, reconnue valide par les autorités religieuses, il a été possible de déterminer la date et l’heure de la conjonction correspondante, le délai entre les couchers du Soleil et de la Lune, ainsi que l’angle qui sépare les deux astres au moment de l’observation.

Les comparaisons peuvent alors se faire sur des critères de rejet ou de prédiction. Trois types de critères de rejet ont été envisagés : le critère de l’âge, qui stipule que jamais un croissant n’a été observé – de manière vérifiée et assurée par les spécialistes – lorsque l’âge du croissant était de moins de 15 h ; le critère du délai entre les couchers du Soleil et de la Lune, selon lequel jamais un croissant n’a été observé lorsque ce délai était de moins de 22 mn ; et, enfin, la limite de Danjon. Quant aux critères de prédiction, ils sont nombreux mais nous en avons sélectionné deux : le critère d’Ilyas, évoqué plus haut, qui correspond à une synthèse moderne des critères géométriques anciens et de l’approche astrophysique, ainsi que le critère plus traditionnel d’Ibn Tariq, qui, lui, semble pouvoir être retenu comme le plus précis de l’ère islamique.

Premier constat, l’existence d’un nombre élevé de cas où le mois a été décrété par les autorités, alors que la conjonction n’avait même pas encore eu lieu et/ou que la Lune s’était couchée avant le Soleil l’observation du croissant étant alors strictement impossible. Sur quatre-vingt-dix-huit dates, quatorze cas de ce genre se sont présentés, soit un taux de 14,3 % ! Dans environ la moitié des 98 cas, une des limites absolument établies a été violée. Et si l’on considère les critères de prédiction, dans au moins trois cas sur quatre, les instances officielles étaient en contradiction avec les prédictions astronomiques.

Quand nous avons dressé des histogrammes où sont comptabilisés les nombres d’erreurs par année fig. 4, nous avons pu aussi constater qu’en Algérie le problème a connu approximativement trois périodes, si l’on se réfère aux critères de rejet. La première, de 1963 à 1972, où le nombre d’erreurs était très important une vingtaine sur trente-deux dates au total ; la seconde, de 1973 à 1988, où le nombre de désaccords entre les données astronomiques et les observations effectives était plutôt réduit une dizaine sur quarante-huit dates ; la troisième, de 1989 à 1994, où le nombre de désaccords a brusquement augmenté de manière très importante une dizaine sur dix-huit cas. Si en revanche on se réfère aux critères, moins solides, de prédiction Ibn Tariq ou Ilyas, la moyenne des désaccords sem-ble quasiment constante. Soit environ 2,5 par an.

Nous tenterons une explication sociologique de ces résultats surprenants. La première période, qui suit l’indépendance de l’Algérie 1962, a correspondu à l’absence de spécialistes de ce domaine dans le pays. De ce fait, les décrets ont très certainement été calqués sur les dates définies dans les pays du Moyen-Orient. Or, selon notre expérience personnelle, les cas de désaccords y sont habituellement encore plus nombreux qu’au Maghreb. Les années 1970 ont ensuite correspondu au début de la prise de conscience du problème et des méthodes à utiliser pour le régler. Les institutions algériennes, peut-on penser, ont alors dû faire appel aux spécialistes pour les guider dans leurs décrets.

Ce qui s’est traduit par une nette diminution, tout au long d’une période de quinze ans, du nombre de désaccords enregistrés. La fin des années 1980 a été marquée, pour sa part, par la résurgence des tendances fondamentalistes. Le calcul a eu tendance à être rejeté au profit, de nouveau, du témoignage visuel. On a alors, en toute logique, assisté à une augmentation brutale du nombre de cas ne s’accordant pas avec la réalité astronomique.

Etrange situation en vérité ! D’un côté, nous avons une question à laquelle il est possible de fournir aujourd’hui une réponse rigoureuse. De l’autre, une évidente réticence du corps social à adopter la solution ainsi proposée… En fait, la confusion suscitée par l’observation du croissant lunaire dans sa relation avec une pratique aussi centrale que peut l’être, dans la société musulmane, le jeûne du ramadan apparaît assez symptomatique d’un malaise plus profond. Et aussi peut-être d’un paradoxe. La longue et solide tradition scientifique arabo-musulmane est considérée en Occident comme un maillon essentiel dans l’élaboration des savoirs de l’humanité. Pourtant, elle pâtit toujours au sein de la société islamique d’un manque de reconnaissance. De ce point de vue, la question de l’observation du croissant apparaît exemplaire. Parce qu’elle révèle la contradiction en termes clairs, et montre aussi comment la lever, elle sonne comme une invitation à une réflexion élargie sur la place non seulement de l’astronomie, mais des sciences en général et de leurs méthodes dans le monde musulman contemporain.

Karim Meziane et Nidhal Guessoum: La visibilité du croissant lunaire et le ramadan, La Recherche n° 316, janvier 1999.

Notes

1 W. Azzuhaili, Le Fiqh islamique et ses arguments en langue arabe, 2e édition, Dar Al-Fikr, Damas, 1977.

2 N. Guessoum, M. El-Atbi et K. Meziane, Mois lunaires et calendrier islamique en langue arabe, Dar At-Taliaa, Beyrouth, 1997.

3 Le Coran , X-5.

4 F. Bruin, « The First Visibility of the Lunar Crescent », Vistas in Astronomy, 21 , 331, 1977.

5 E.S. Kennedy et M. Janjanian, The C rescent V isibility Table of Al-Khwarizmi’s Zij , Centaurus, vol. XI, 73, 1965.

6 J.P. Hogendijk, Journal for the history of Astronomy, vol. XIX , 29, 1988.

7 D.A. King, Journal for History of Astronomy, vol. XIX , 155, 1988.

8 B.E. Schaefer, Quaterly Journal of the Royal Astronomical Society, 29 , 511, 1988.

9 L.E. Dogget et B.E. Schaefer, « Lunar crescent visibility », Icarus, 107 , 388, 1994.

10 B.E. Schaefer, « Lunar crescent visibility », Quaterly Journal of the Royal Astronomical Society, 37 , 759, 1996.

11 A. Danjon, « Jeunes et vieilles lunes », L’Astronomie, 46 , 57, 1932.

12 M. Ilyas, Islamic calendar, times and qibla , Berita Pub., Kuala Lumpur, 1984.

*LE CALENDRIER LUNAIRE est un calendrier fondé sur le mouvement orbital de la Lune. L’année lunaire compte 12 mois qui ont alternativement 30 et 29 jours sauf le dernier mois qui peut selon les années compter 29 ou 30 jours. Une année dure donc 354 ou 355 jours, et 33 années grégoriennes correspondent à 34 années lunaires.

*LE RAMADAN de l’an 1419 de l’Hégire devrait avoir commencé, selon les critères théoriques, le 20 Amérique ou le 21 décembre 1998 reste du monde…

*LA CONJONCTION désigne en astronomie le rapprochement apparent maximal de deux astres. La conjonction de la Lune et du Soleil conjonction luni-solaire se produit quand l’angle qui les sépare est minimal. Cela correspond à la nouvelle lune. Inversement, dans le cas d’une pleine lune, l’écart entre les deux astres est maximal.

*L’ÈRE ISLAMIQUE débute, pour les historiens, avec l’émigration du Prophète Mohammed de La Mecque vers Médine an 622 de l’ère chrétienne et s’achève avec la chute de Grenade 1492 en Andalousie. En fait, la civilisation islamique ne s’étant épanouie que plusieurs siècles après l’avènement de l’Islam, on s’accorde généralement à utiliser l’expression pour dénoter la période où les sciences y fleurissaient, c’est-à-dire entre les IXe et XIVe siècles approximativement.

*L’AZIMUT est la distance angulaire entre un astre et une origine donnée, mesurée le long de l’horizon local.