Distinguer science et islam pour mieux les concilier

Être scientifique et mener une pratique religieuse sincère est possible, sans être aisé. Les deux domaines ne possèdent pas la même méthodologie de compréhension des phénomènes naturels, et certains croyants entendent faire concorder les dernières découvertes scientifiques avec les textes religieux. Une tendance particulièrement solide chez les musulmans.

Posséder une culture scientifique n’abrite pas automatiquement d’une escalade vers l’extrémisme. Pour preuve, les curriculum vitae de certains terroristes du 11 septembre 2001, diplômés d’instituts scientifiques et techniques. La croyance, dans leurs cas, s’émancipe du savoir dispensé à l’université : « Ils se sont engagés au nom de ce qu’ils croient être l’islam et non pas au nom de ce qu’est réellement l’islam », analyse Nidhal Guessoum, scientifique musulman.

Concilier science et islam contemporains, entre une pratique sincère de la religion musulmane et l’approfondissement des sciences exactes, en les étudiant séparément, est un enjeu majeur. Il est nécessaire de former une génération de croyants crédibles aussi bien dans le domaine théologique que scientifique, afin qu’ils deviennent eux-mêmes des vecteurs de diffusion bien compris par la communauté musulmane. Islam & Science est une organisation réunissant des spécialistes internationaux de la question afin de sensibiliser des musulmans à la science, l’évolution, la philosophie ou encore le dialogue interreligieux. Sous l’impulsion de la fondation philanthropique américaine Templeton et de la Grande Mosquée de Paris, elle organise des conférences et de séminaires à travers le monde. Leur université d’été, qui s’est tenue du 22 au 31 août dernier à Paris, avait l’ambition de former une poignée d’étudiants les plus méritants des séminaires précédents, afin de propager un nouveau regard, à la croisée de la croyance religieuse et du savoir scientifique.

Un travail colossal reste à effectuer : sur les quelque 2000 universités du monde musulman, seuls trois établissements figurent dans le classement des 500 meilleures facultés. « 1,1% des publications scientifiques proviennent d’universités du monde musulman, lequel représente environ un cinquième de l’humanité », rappelle l’astrophysicien Nidhal Guessoum. Néanmoins, il ne s’agit pas « de s’apitoyer sur son sort, de regretter une grandeur passée ou encore de viser des coupables. Notre but est de dresser un constat de l’état scientifique du monde musulman actuel et de trouver des pistes de réflexion afin d’améliorer l’émulation scientifique dans les universités ».

Accepter une méthodologie différente

Durant les dernières décennies, un grand nombre de penseurs musulmans ont pourtant tenté de trouver des solutions au déficit du monde musulman en productions scientifiques. Une exégèse, même superficielle, du Coran ne peut que mettre en évidence les injonctions multiples faites aux fidèles d’exercer leurs facultés d’observation, de raisonnement, de curiosité et d’acquisition des connaissances.

La recherche contemporaine, naturellement, est bien différente de celle du Moyen Âge,  depuis le consensus établi autour du « naturalisme méthodologique ». Désormais, on essaie de comprendre le monde en se basant sur des explications issues uniquement de facteurs naturels : pour la science moderne, aucun phénomène ne s’explique par un agent surnaturel. « Une maladie ne peut être scientifiquement causée par un djinn [créature fantastique]. C’est peut-être vrai, mais la science moderne n’accepte pas cette explication ». De même, « la foudre, est une perturbation météorologique et non une décision divine ».

Confirmer ou réfuter le surnaturel n’est donc pas la vocation de la science moderne. Il est impératif de conserver à l’esprit cette méthodologie naturaliste, en particulier pour comprendre le problème qui se pose entre science et religion. C’est en cela qu’il existe une tension entre les deux, en particulier avec l’islam.

L’hypothèse de l’évolution

Les détracteurs de la science contemporaine ont tendance à confondre le sens d’une théorie avec la définition d’une hypothèse. « Une théorie est un ensemble, un cadre composé de résultats empiriques, de calculs. La théorie quantique n’est pas un idée balancée en l’air, elle est le résultat de mesures, de résultats et de simulations », explique le scientifique.

La théorie de l’évolution, à l’encontre de l’enseignement traditionnel religieux, en est l’exemple le plus probant. Celle-ci étant rabaissée à une hypothèse parmi d’autres, les évolutionnistes sont considérés comme des scientistes victimes du modernisme rationaliste. « De très grands oulémas [savants en sciences religieuses] contemporains ont affirmé que la terre ne tourne pas autour du soleil ou autour d’elle-même ; alors imaginez dans la population… », regrette Nidhal Guessoum. Ces savants religieux sont « encore figés et ancrés dans une compréhension littéraliste du Coran : “la Terre est au centre du monde” ».

Des approches plurielles de la science contemporaine

Selon Nidhal Guessoum, le monde musulman entretient quatre types de rapports avec la science.

– Soit il y a rejet, à l’exemple de Seyyed Hossein Nasr, mystique mondialement connu né en 1933, et qui a développé le concept de « science sacrée » : « La science moderne est une anomalie de nous-mêmes, car pour la première fois elle s’est déconnectée de Dieu. Elle est une phase transitoire avant un retour à une science sacrée où Dieu est intégré ». Il s’agit d’une « philosophie radicale qui rejette la science moderne, considérée comme erronée et invivable. La nature elle-même serait sacrée. Pour Nasr, seules la raison et l’intuition mystique permettent d’acquérir la science ».

– Soit il y a indépendance. Abdus Salam, prix Nobel de physique et musulman pieux de la minorité persécutée ahmaddie, a cité le Coran lors de la remise de son prix. Mais il reste clair sur la méthode naturaliste et ses conséquences sur le développement de la science. Pour le physicien, c’est un principe universel. « La science n’est ni hindoue, ni athée ou je ne sais quoi ». Pour cette démarche, il a été accusé de modernisme et le formatage de sa pensée serait le fait de son installation en Occident.

– Soit il y a intégration de l’un à l’autre. La science moderne n’est pas erronée et ne peut être rejetée, mais il convient de l’islamiser pour l’intégrer dans la vision musulmane du monde. La division entre sciences sociales et naturelles serait arbitraire et inutile. Il faut tout regrouper et tout islamiser. La science moderne, sans âme et sans éthique, n’est pas au service de l’homme. Pour Nidhal Guessoum, il existe une « confusion entre l’application de la science et la science en tant que telle. La science est neutre, les scientifiques pas toujours ». Cette conception scientifique s’est diffusée depuis les années 1960.

Allant plus loin que cette dernière tendance, l’i’jaz scientifique, la miraculosité du Coran, est une doctrine très populaire auprès de nombreux musulmans : selon elle, les versets du Coran contiendraient des inventions et des réalités naturelles découvertes récemment par la science moderne. « Ce discours a explosé en un siècle et cela n’a donc pas commencé avec le médecin Maurice Bucaille, et son best-seller La Bible, le Coran et la science : les Écritures Saintes examinées à la lumière des connaissances modernes (1976). D’ailleurs, Maurice Bucaille ne parlait pas de miracle coranique, mais affirmait plutôt que le Coran ne contenait pas d’erreur scientifique ». 

Nidhal Guessoum rappelle que cette idée « véhicule une méconnaissance totale de la science. Des affirmations absolument incroyables sont présentées comme des triomphes de l’islam et du Coran, ce qui est extraordinairement dangereux ».

Autre grand nom du concordisme, qui tend à faire coïncider les résultats scientifiques avec les données des textes religieux, Adnan Oktar, plus connu sous le pseudonyme d’Harun Yahya, est une référence mondiale. Figure centrale du créationnisme vieille-terre, il a publié des dizaines d’ouvrages, dont certains à destination des enfants, rejetant la théorie de l’évolution. Il jouit d’une réputation positive auprès de nombreux croyants.

Le concordisme, et son interprétation hâtive des textes, subordonne la spiritualité au matériel, la foi à la recherche universitaire – ce qui n’est pas l’objectif premier d’une religion, bien au contraire. Ce mode de pensée, par la force des choses, fige les dernières théories scientifiques. Que se passera-t-il lorsque une découverte sera devenue obsolète. Devra-t-on rendre à son tour caduque un verset du Coran ?

Le défi des participants à cette université d’été était donc d’autant plus compliqué qu’il devait conjurer un manque d’émulation scientifique sévissant depuis plusieurs siècles en terre d’islam. Nous en oublierions presque que la civilisation islamique a été fertile en découvertes et en inventions. Certaines ont non seulement révolutionné la science, mais également créé de nouvelles voies de recherche. Ainsi, le Canon du médecin Ibn Sina (980-1037), plus connu sous le nom d’Avicenne, est resté une référence jusqu’au XVIIe siècle.

Par Fabien Leone, publié dans Le Monde des Religions, le 28 octobre 2014.