Diagne, Souleymane. — Comment philosopher en islam ?
Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie et directeur du programme d’études doctorales au département de français de Columbia University à New York, nous livre, avec son dernier ouvrage, une vision très engagée, voire militante, du mouvement de la philosophie et de l’univers culturel musulman. Légitimer et réintroduire le philosopher en islam, tel est en partie le projet des chapitres de ce livre s’adressant à un lecteur tour à tour musulman, philosophe, historien, politique, anthropologue ou chercheur en sciences sociales. Si l’introduction intitulée « Dialogues » n est pas sans rappeler l’origine grecque de la philosophie et la mise en récit des dialogues de Platon, ce n’est que pour mieux s’en détacher. En effet, inscrire la philosophie en tant que « Dialogues », « conversations » ou encore « échanges par-delà le temps et les appartenances » conduit aujourd’hui l’auteur à se déconnecter de cette même origine pour accéder à une conception contemporaine de l’universel. Réponse en filigrane aux analyses de l’Occident décroché, Diagne épouse ici la logique du branchement de Jean-Loup Amselle qui écrit que : « Débrancher les civilisations de leurs origines supposées est peut-être le meilleur moyen d’échapper au racisme ou ce qui revient au même, de toucher à l’universel ». Mais si l’origine étymologique grecque (dia logos : de dia à travers et logos la parole) nous invite à « suivre une pensée », « suivre un discours tout autant textuel que parlé », c’est subtilement que l’importance du mouvement de l’oralité dans l’échange philosophique apparaît, sous la plume de l’universitaire, comme point de départ ou continuité de l’écrit, surgissant du texte et de la traduction. Le dialogue, ainsi pensé dans son oralité, devient pour lui, l’une des conditions nécessaires pour aborder l’universalité des cultures.
« Philosopher en Islam » et non pas « philosophie islamique » ; Diagne s’emploie à désolidariser la philosophie de tout adjectif religieux ou de nationalité, échappant dès lors aux logiques d’appartenances et à divers cloisonnements identitaires. En droit de s’établir, en tout lieu, et en tout temps, la philosophie est désormais à même de parler d’objets, de textes, de récits construits dans la tradition musulmane. Et c’est en repérant, dès la révélation de Mohammed, la présence de certaines questions d’ordre philosophique liée à sa succession, puis les contacts avec d’autres pensées (Plotin, Platon, Aristote, Nietzsche, Bergson, etc.) ainsi que les traductions et différents échanges qui ont eu lieu autour de celles-ci, que l’auteur rappelle la place qu’a occupée la philosophie tout au long de l’histoire musulmane. Penser le Coran, à l’intérieur du mouvement de la vie, apparaît pour lui comme une nécessité.
De cette façon, Diagne extrait la philosophie — et le philosophe — du rapport complexe qui s’établit entre fidélité et infidélité dans la religion musulmane. Il amène le lecteur à réfléchir sur le sens de la fidélité du croyant, dans ce qu’il définit comme « mouvement et pluralisme », à l’encontre de toute « crispation contre le temps et la différence ». La dialectique du philosophe et de sa croyance est donc posée : « S’agit-il encore de philosophie si l’on commence déjà par se donner le Dieu unique du monothéisme, avec une révélation dont on accepte qu’elle provient de Lui et tout un ensemble de croyances qui découlent de cette acceptation ? » ; Tout comme les philosophes chrétiens, saint Augustin, saint Thomas, etc., des philosophes musulmans tels Avicenne, Averroès, se sont interrogés sur la construction philosophique des significations religieuses et d’une quête de vérité, l’ouvrage proposera donc de revenir en partie sur leur pensée.
Le premier chapitre intitulé « Et comment ne pas philosopher ? » débute avec la mort du Prophète, à Médine. Souleymane Bachir Diagne rappelle que les 6 236 versets du Coran (ou 6 219 selon les découpages) ne constituaient, en aucun cas, un traité de gouvernement ou un système juridique. Paroles révélées à Mohammed « où Dieu disait quel Il était, le sens de Sa création, l’origine et la destination de l’humain », le Coran était là pour provoquer la réflexion, donner du sens, dans des circonstances particulières. Il était donc entendu que les versets ne devaient pas être pensés en dehors du mouvement de la vie. Sur ce point, il note que le Prophète avait interdit de spéculer sur de simples situations hypothétiques, et montre, par ailleurs, comment la mort de celui-ci entraîna l’apparition de l’exercice philosophique. En effet, aux questions liées à la succession et à la fidélité, émergea celle du politique : « Qui doit gouverner ? Que signifie diriger une communauté en étant le successeur d’un prophète, c’est-à-dire d’un Législateur qui, lui, avait parlé au nom de Dieu. » Deux communautés se formèrent alors, shiites et sunnites ; et c’est en revenant sur leur construction historique, les différentes procédures à l’œuvre pour désigner les califes, qu’il souligne l’absence d’interdiction, pour les sociétés musulmanes, d’adopter une démocratie reposant sur la séparation de la religion et de l’État.
La question du libre-arbitre ou de la prédestination est également abordée. Pour déconstruire le fatalisme religieux présent dans certaines sociétés musulmanes contemporaines, il évoque le développement de la pensée dite jabarite-déterministe sous la dynastie des Ommeyades (662 à 750 de notre ère). Le recours à la prédestination était, à cette époque, un moyen de conserver le pouvoir, de garder le contrôle du politique, en légitimant un principe dynastique basé sur la transmission du califat par l’hérédité. Le philosophe précise que rien dans le Coran ne vient justifier une telle pratique. Puis, est reprise la question de la langue d’appartenance. Sa conception herméneutique du langage émane de l’idée selon laquelle l’unité de Dieu s’exprime dans une pluralité : la parole divine traverse l’ensemble des langues humaines et, s’il y a une langue du Coran, il n’en va pas de même pour l’islam. il revient donc sur l’idéologie qui lie la langue arabe et le Coran de manière intrinsèque. Le caractère d’intraductibilité, souvent associé à la sacralisation de la langue arabe, rappelle à l’anthropologue la figure mythique d’une langue originaire, pure, fixe et immuable. Outre qu’une traduction entre deux langues entraîne inévitablement certains ajustements, pour l’auteur, cette posture linguistique ne serait, en définitive, que l’expression insensée d’une volonté de restriction, face à la diffusion d’une connaissance. Un essentialisme, en somme, sous forme de fidélité linguistique et d’instrumentalisation du sacré, que l’on pourrait facilement accuser de porter, en lui, le dessein d’une purification des autres idiomes existants. Une philosophie dénationalisée, un islam, si l’on puit dire, « désarabisé », « désorientalisé » ? : c est ainsi qu’il donne une toute autre dimension au Coran et à l’universalité religieuse. Le projet de Diagne, ne serait-il pas alors de superposer une universalité contemporaine, résultant d’emprunts effectués, à la fois, et à l’anthropologie sociale, et aux philosophies bergsonienne et iqbalienne, à une conception universelle liée à l’idiome religieux ? Et ce malgré quelques contradictions.
Comment une langue devient philosophique. L’auteur analyse ensuite le processus d’appropriation de la philosophie grecque par les intellectuels musulmans. il se penche notamment sur l’incorporation des concepts philosophiques au sein de la langue arabe, durant l’exercice de traduction. Cette ouverture, vers les sphères de la pensée grecque, fut impulsée par le calife Al-Ma’mum. Ce dernier fut, en effet, fortement influencé par une conversation qu’il eut en songe, avec un Aristote blond aux yeux bleus, monothéiste de surcroît, qui lui révéla que la vérité devait apparaître à la raison avant d’être établie par la révélation. Suite à cette expérience et rassuré de l’inquiétude qui aurait pu subsister face à « une révélation coranique achevée et suffisante », il créa une institution toute dédiée aux sciences philosophiques et à la traduction de la pensée grecque ; c’est ainsi que philosophia en grec devint falsafa en arabe.
Bien que des traductions de certaines œuvres de science aient déjà été réalisées depuis la fin du VIIIe siècle, cette étape n’en marqua pas moins le début d’une longue période d’appropriation et de questionnements. Diagne en vient d’ailleurs à souligner que : « La philosophie en terre d’islam » a bien sûr été « une histoire musulmane […] mais aussi une histoire chrétienne et juive ». Avant tout, elle devrait être comprise comme « une histoire de rencontres : celle de la philosophie grecque et de thèmes islamiques ; celles des langues syriaque et grecque avec l’arabe ; celle de traditions théologico-philosophiques qui s’entremêlèrent […] ». De ces contacts, naquit la question du sens de la création ; l’arabe se voyant enrichi de nouveaux mots qu’il fallait créer et adapter, de nombreux débats entre philosophes hellénisants et grammairiens se cristallisèrent autour du statut de ces mêmes mots, au regard d’une langue considérée comme « pure » et d’un fantasme de déperdition.
Les réflexions soulevées par ces controverses se révèlent être éminemment modernes pour l’auteur. En effet, onze siècles plus tard, c’est chez Émile Benveniste qu’il retrouve la forme de ses interrogations. Là où les catégories de pensée deviennent indissociables des catégories de langue. De nouveau, cette étape marque la dialectique qui se construit entre des logiques d’ouverture et de fermeture. Par ailleurs, il rappelle que des philosophes musulmans tels qu’Avicenne, Al-Farabi, Ghazali, Averroès, ibn Tufayl, mais aussi des philosophes juifs comme Saadia Gaon et Maïmonide ont tous, par leurs questionnements, participé à la construction d’une histoire universelle.
Qu’est-ce qu’être islamique pour une philosophie ? Le terme de falsafa en arabe signifie, sans équivoque, une appartenance située en dehors des sciences islamiques : « Faut-il alors parler de philosophie islamique ? » Après avoir dissocié minutieusement la philosophie de tout adjectif de nationalité, et plus particulièrement de l’adjectif « grec », l’expression « philosophie islamique » prend un sens nouveau dès lors qu’il s’agit d’une reconstruction ou d’une interprétation des récits fondateurs, à la lumière des enseignements de Platon, d’Aristote et de Plotin. Au-delà du processus d’indigénisation des penseurs grecs (changement des représentations physiques), il peut désormais, sans omettre de relever une certaine contradiction, rattacher la philosophie à un adjectif religieux. Il illustre cette nouvelle posture avec le récit de l’ascension du prophète Mohammed, par Avicenne. Les falasifa, ou philosophies islamiques, seraient donc celles qui interprètent, selon la raison et les concepts, ce qui apparaît, dans le Coran, comme un récit s’adressant à l’imagination (pour exemple : le voyage cosmique transposé aux facultés psychologiques humaines). Certains passages du Coran prenant figures d’allégorie, de même qu’au sein d’une tradition grecque, on comprend mal pourquoi Souleymane Bachir Diagne nuance ici sa première idée. Sans doute, l’utilisation de l’expression « philosophie islamique » viendrait-elle simplement signifier l’appartenance d’un philosophe à sa religion, à sa croyance.
Par conséquent, nous avons relevé quatre axes dans le cheminement de sa pensée : 1. La déconnexion de la philosophie de ses origines grecques pour lui conférer une valeur atemporelle et universelle, autre. 2. La connexion de la philosophie à un principe d’oralité commun à chaque culture, par la notion de dialogue, dépassant ainsi les distinctions entre cultures de tradition orale et de tradition écrite. Il s’agit de légitimer d’un même mouvement la présence de la pensée philosophique dans les cultures africaines et d’échapper ainsi à l’examen de toutes les conditions historiques d’apparition. 3. La connexion de la philosophie à l’adjectif religieux « islamique » dès lors qu’on ne traite plus de l’origine mais de l’appropriation ou de l’indigénisation de la philosophie développée préalablement dans l’idiome grec. 4. L’idée selon laquelle si le Coran offre des récits allégoriques, c’est que Dieu donne à penser à l’homme, et c’est dans cette action de réflexion que l’auteur semble finalement donner à voir l’origine de l’exercice philosophique.
Mais le philosophe ne s’arrête pas là, et entend montrer que le Coran porte, en lui-même, un principe de modernité. Dans les cinq chapitres suivants, il reprend des éléments biographiques, contextualise les pensées de Ghazali, d’Abubacer, d’Averroès, d’Afghani, de Mohammed Abdou, de Sayyid Ameer Ali ou encore celle d’Ali Abderraziq. Pour cette seconde section, est appliqué le même type de démarche utilisé dans ses précédents ouvrages sur Léopold Sedar Senghor ou Muhammad iqbal. Prudent à l’égard des mots, ceux qui réduisent parfois la personnalité d’un être à un concept, « ismes » de diverses natures, péchés d’essentialisme accolés à tout va, l’auteur fouille, lit, relie, met en écho et en conversation les textes ; révèle les incohérences de chacun ; cherche la subtile ouverture qui viendrait contredire la criante fermeture, même si cela appelle à poursuivre le cheminement d’une pensée au-delà de son auteur, à surprendre une intention dans le mouvement qui la prolonge. il ne faut donc négliger aucun élément qui puisse traduire la capacité de telle ou telle figure à intégrer l’expression d’une pluralité.
Ghazali étant largement connu pour avoir dénigré la raison des philosophes en la jugeant « inutile et dangereuse », et pour avoir participé à la pétrification du mouvement de l’islam vers sa propre modernité, Diagne revient sur son parcours et opte pour la nuance : Ghazali, ne serait-il pas, en définitive, plus anti-Avicenne, qu’anti-philosophe ? Averroès ne dira-t-il pas de ce dernier, qu’il est en réalité moins éloigné des philosophes et de leurs thèses qu’il ne l’affirme ? Averroès, en appelant les gouvernements à limiter la circulation des idées et des livres, ne cherchait-il pas seulement à protéger la communauté de la philosophie et le philosophe de la misologie ?
« Moderniser l’islam » et « islamiser la modernité » sont deux réponses opposées à une même interrogation mal posée. il faut, aux musulmans, comprendre que le temps est Dieu, qu’il est la « texture » même de la religion. il est nécessaire, aujourd’hui, de reconstruire la pensée religieuse de l’islam en intégrant une notion de temps vu comme principe créateur et continu. La modernité ne doit pas être perçue comme « une greffe » de pensées extérieures, mais comme la libération d’un mouvement saisi et figé en plein vol ; à ce sujet, est esquissée une rencontre déterminante entre le philosophe de l’Élan vital, Henri Bergson et le philosophe indien, Muhammad iqbal, qui s’appliqua à démontrer que la véritable infidélité se logeait en fait dans le refus d’innovation. Point de contact entre la cosmologie coranique et le bergsonisme, l’individu, chez iqbal, est l’être qui tend vers sa propre unité dans l’action, dans la volonté d’agir sur le monde et de participer à la réalisation de son achèvement.
« Philosopher en islam » conclut l’universitaire, est l’expérience de l’ouverture, de l’acceptation de l’illimité ou de l’indéterminé, mais c’est également œuvrer pour une pensée du pluralisme. La figure sectaire de Ghazali surgit à nouveau, tentant, cette fois-ci, de trouver une vérité au-delà des 73 sectes de l’islam — chacune d’entre elles étant bien trop préoccupée par l’infidélité ou l’incroyance de l’autre. Au principe d’exclusion doit obvier un principe inclusif et pluriel : la soixante quatorzième secte — celle dont il est dit qu’elle sera sauvée — pourrait bien représenter cette faction virtuelle. Qu en est-il alors d’une réconciliation avec les autres religions existantes et ceux que l’on nomme « infidèles », interroge-t-il encore.
Retour au Mali, année 1930, échange entre le soufi Tierno Bokar et l’un de ses disciples qui le questionne.
« Dieu aime l’infidèle et ne différencie pas les enfants d’Adam de leurs états. La foi est une, quelque soit la religion qui l’exprime. » La modernité en islam n’apparaît donc pas, pour l’auteur, comme une « modernité alternative » à tout autre système de pensée ; elle n’a pas, non plus, à être dessinée dans un jeu d’oppositions ; comme en témoigne la conversation entre Tierno Bokar et son disciple, elle est un principe d’universalité qui se trouve en chaque religion ou croyance et se teinte de différentes « colorations », selon les appartenances. Elle est fondée sur « la centralité d’un sujet rationnel autonome dans son jugement ». Au regard de ce dernier dialogue, toute l’entreprise de l’ouvrage pourrait résider en ces seules lignes :
« L’intellectuel ou le savant a une responsabilité d’éducation, c’est-à-dire de reconstruction continue de la fidélité dans le mouvement contre la pétrification où la tient ce que l’on peut appeler, pour utiliser l’heureuse expression du philosophe Gaston Berger, un entêtement rétrospectif. »
Le philosophe distingue ainsi un fondamentalisme progressif d’un fondamentalisme réactif en mettant l’accent sur la nécessité pour les musulmans de méditer en s’inspirant de l’esprit révolutionnaire à l’origine de l’islam pour penser leur présent et leur avenir.
L’ouvrage de Souleymane Bachir Diagne constitue un apport important à l’histoire de la pensée religieuse. il s’agit d’un livre éclairant, solidement documenté, qui propose des pistes méthodologiques différentes aux chercheurs en sciences sociales et apporte un formidable souffle dans le contexte actuel du cloisonnement des identités religieuses. Sa dédicace, « À Maïmouna et à Elsa », qui sont respectivement sa fille et sa filleule, est, à ce titre, très évocatrice car c’est aussi pour ces jeunes femmes en devenir, qu’il appelle les musulmans à vivre un islam réconcilié avec le présent. Si l’essentialisme métis chez Senghor a été largement décrié, ira-t-on oser aujourd’hui parler d’essentialisme pluraliste chez Diagne ?
Par Cécile Jarnot, « Diagne, Souleymane. — Comment philosopher en islam ? », Cahiers d’études africaines [Online], 206-207 | 2012, Online since 04 June 2012, connection on 11 May 2014. URL : http://etudesafricaines.revues.org/14386