Dans l’attente d’un calendrier lunaire…

Les mêmes lois de la physique gouvernent le mouvement des astres dans l’univers, celui de la Lune autour de la planète Terre comme celui de la Terre autour de l’étoile du système solaire, le Soleil que Copernic avait placé au centre de l’univers pour « illuminer le tout simultanément ».

Astronomie du Ramadan

La science du XXème siècle banalise le statut privilégié que la révolution copernicienne avait attribué au Soleil et qui avait eu tant de mal à être accepté. Rappelons-nous du procès de Galilée en 1633 par l’autorité religieuse et de l’interdiction, jusqu’en 1822, des ouvrages traitant de l’immobilité du Soleil et de la mobilité de la Terre. Aujourd’hui, le Soleil n’est plus qu’une étoile banale parmi les milliards d’étoiles peuplant l’univers. De plus, la science du XXème siècle a montré les limites de la loi de la gravitation de Newton et la nécessité de recourir à la relativité générale d’Einstein dans certaines circonstances physiques pour analyser les structures à grande échelle, planètes, étoiles, galaxies… Des moyens d’investigation de plus en plus sophistiqués sont mis en œuvre pour percer les mystères de l’univers, télescopes couvrant les différents domaines d’énergie sur Terre, satellites d’observation et sondes spatiales envoyées jusqu’aux confins du système solaire.

L’astronomie bénéficie des technologies les plus avancées au niveau des mesures comme à celui des moyens de calcul. Et pourtant, une question reste toujours posée, celle de la détermination du début et de la fin du mois de ramadan, basée sur l’apparition du nouveau croissant de lune: détermination à partir des calculs scientifiques définissant à l’avance le calendrier lunaire ou observation visuelle du nouveau croissant? La communauté musulmane est toujours partagée entre ceux qui ne voient aucun obstacle religieux à la prévision scientifique des douze mois lunaires et ceux qui restent attachés à la vision directe du nouveau croissant.

Parmi les nombreux scientifiques qui se sont penchés sur ce problème, citons l’astrophysicien, Nidhal Guessoum qui rappelle que « ni le Coran, ni la Sunna n’imposent de contraintes à l’établissement d’un calendrier islamique » et que le « Coran lui-même ne spécifie aucune règle ou méthode pour la détermination du début d’un mois, qu’il soit ‘sacré’ (le ramadan-mois de jeûne- ou dhû al hijja- mois du hajj, le pèlerinage à la Mecque) ou ordinaire »:

Ils t’interrogent sur les nouvelles lunes; dis-leur: ‘Ce sont des moyens pour les hommes de mesurer le temps et de déterminer [les dates du] pèlerinage’ (Coran 2-189).

La mesure du temps est liée au mouvement des astres. La Lune, satellite de la Terre est facilement visible sous ses différentes phases et sa rotation cyclique permettait la mise en place d’un calendrier. Mais celle-ci est en réalité complexe étant donné que la durée du mois lunaire varie entre 29,27 et 29,83 jours, impliquant en conséquence des mois de 29 et de 30 jours. Les astronomes musulmans dont Ibn Tariq (VIIIème siècle), Al-Khwarizmi(783-850), Al-Biruni (973-1050), Ibn Yunus (XIème siècle), Nasir al-Din al-Tusi (1201-1274) se sont penchés sur l’établissement des conditions de visibilité du croissant de lune et la détermination de tables de prédictions. Mais leurs préoccupations ne dépasseront pas le cadre scientifique sauf pour une courte période entre le Xème et le XIIème siècle où la dynastie fatimides s’est basée sur un calendrier défini par le calcul astronomique.

Aujourd’hui, le développement de la mécanique céleste et celui des méthodes d’observation et de calculs permettent de résoudre les difficultés rencontrées par les anciens et de définir les positions respectives des astres, Soleil, Lune, Terre, avec une grande précision. La Turquie dispose d’un calendrier islamique défini par la présidence turque des affaires religieuses et prévoyant les dates des mois lunaires jusqu’à 2015. Ce calendrier est adopté par les musulmans d’Asie Mineure et de nombreuses communautés musulmanes de l’Europe de l’Est.

Autre part, des calendriers

D’autres communautés musulmanes ont décidé de mettre à profit les progrès scientifiques en matière d’astronomie pour définir à l’avance l’avènement de la nouvelle lune. C’est le cas de l’Islamic Society of North America (ISNA), qui a adopté depuis 2006 un calendrier islamique basé sur le calcul, impliquant la visibilité de la nouvelle lune en tout point de la Terre, en vue d’annoncer bien à l’avance les dates du début du mois de ramadan et de l’Aïd.

L’ISNA s’est basée sur la déclaration du Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN) qui a retenu le principe de l’unicité des horizons (matali’e) et affirmé que le Coran n’a pas limité à la vision à l’œil nu l’apparition du nouveau croissant. Considérant son point de vue conforme à la charia islamique, il soutient qu’il suffit que la nouvelle Lune soit observée en un point sur la Terre pour déterminer le début du mois lunaire pour l’ensemble des pays de la planète à partir des calculs astronomiques. Ce principe de « transfert de visibilité » avait été proposé en 2004, par Jamal Eddine Abderrazik . On peut admettre de débuter le mois de ramadan partout dans le monde si la nouvelle lune est observable en un point de la planète, ce qui conduirait à un accord avec les observations du croissant dans 92% des cas. Cela constituerait un grand progrès par rapport à la seconde moitié du XXème siècle, où le taux d’erreurs dans la détermination officielle des « mois religieux » atteint parfois 90% .

En 2007, tout en maintenant le principe d’un calendrier, le CFAN décide de s’aligner sur une décision du Conseil Européen pour la Fatwa et la Recherche (CEFR) et d’utiliser les paramètres du calendrier saoudien d’Umm al Qura pour déterminer le début des mois islamiques, prenant les coordonnées de la Mecque comme référence. Une décision en faveur de l’accord de l’ensemble des musulmans et dont les conséquences sont marginales en ce qui concerne les données, même si elle n’a pas la préférence des astronomes. La situation a quelque peu évolué depuis, le CEFR ayant décidé de fonder ses critères de calcul sur la base de l’observation en un endroit quelconque de la Terre.

Malgré ces hésitations, on assiste à un changement progressif de l’attitude des communautés musulmanes d’Europe et des Amériques en faveur de l’adoption d’un calendrier défini à l’avance, y compris pour les dates associées à un évènement religieux. Le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) a décidé de se joindre à ce point de vue le 9 mai 2013. Un des arguments mis en avant est celui du cadi Shakir, juriste de la première moitié du XXème siècle, qui publia en 1939 une étude sur la problématique du calendrier islamique autour de la question : la charia permet-elle sa détermination sur la base des calculs astronomiques? Le cadi Shakir aboutit à la conclusion que le Prophète a tenu compte du fait que la communauté musulmane (de son époque) était « illettrée, ne sachant ni écrire ni compter » , l’appelant à s’appuyer sur l’observation du croissant naissant pour commencer à jeuner. Depuis, cette communauté a acquis une compétence dans de nombreux domaines, y compris l’astronomie. L’application du droit musulman, selon lequel « une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister », entraîne que la recommandation du Prophète ne s’applique plus aux musulmans lorsqu’ils ont appris « à écrire et à compter » et ont cessé d’être « illettrés ».

La Tunisie reste dans le « doute »

Quant aux pays arabes, ils préfèrent rester dans la tradition de la « nuit du doute » et suivre l’Arabie Saoudite, qui n’utilise le calendrier d’Umm al Qura (cité plus haut), basé sur les calculs astronomiques, que pour la gestion des affaires administratives du pays. Parmi ces pays, la Tunisie.

Elle n’est pas restée fidèle à l’option de Bourguiba, celle de se baser sur les calculs astronomiques pour tous les mois lunaires. L’abandon des prévisions astronomiques en faveur du principe de la « ro’ya », ainsi que l’interruption des programmes de la radio et de la télévision pour l’appel à la prière, ont été le résultat des concessions faites par Ben Ali aux islamistes dès 1988. La Tunisie rejoignait alors le camp des pays où les lois régissant le comportement des astres sont applicables pour la détermination des heures de prières, mais non valides pour l’apparition du croissant lunaire.

Aujourd’hui, l’ensemble des musulmans fait totalement confiance aux calculs astronomiques pour l’accomplissement des cinq prières. Il ne viendrait à l’idée d’aucun croyant de planter une règle à la verticale et d’évaluer son ombre sur le sol pour savoir quand aura lieu la prière d’al-Asr. Les éphémérides définissent les heures de prière à la minute près en tout point de la planète et pour les années à venir.

On est alors en droit de s’interroger sur la capacité à accepter partiellement les théories scientifiques et l’incohérence qui en découle. Une attitude qui fait réagir Tareq Oubrou, imam de la mosquée de Bordeaux, prônant un islam moderne: « Enfin! C’est une révolution copernicienne! Il aura fallu attendre le XXIe siècle pour parvenir à ça. En fondant nos dates du ramadan sur la simple observation du croissant de lune, nous avons donné une image ridicule de notre religion. Surtout quand on sait le rôle de l’astronomie dans notre culture. En Turquie, le choix des dates du ramadan se fait selon les calculs depuis Atatürk [Premier président de la Turquie, de 1923 à 1938]. Nous ne sommes plus au désert… ».

Par Faouzia Farida Charfi, publié dans Al Huffington Post, le 9 juillet 2013.

Ancienne professeur à la Faculté des Sciences de Tunis, à l’Institut Préparatoire aux Etudes Scientifiques et Techniques et à l’Ecole Polytechnique de Tunisie, Faouzia Charfi, retraitée depuis 2002, a également été Secrétaire d’Etat à l’Enseignement Supérieur du Gouvernement provisoire (18-01-2011 / 01-03-2011).