Ramadan 2014 : «La lune ne sera visible nulle part vendredi soir»
Est-il raisonnable d’abandonner totalement l’observation dans la détermination des dates du Ramadan ? Le calcul est-il un facteur d’unité ? Quelle rôle la mondialisation joue-t-elle dans ce débat ? Nous avons posé toutes ces questions à l’éminent astrophysicien et directeur de recherche au CNRS Bruno (Abdel-Haqq) Guiderdoni.
Une nouvelle fois en France, on a pu assister à une querelle et à des débats acharnés sur le choix de la méthode à adopter pour déterminer le commencement du Ramadan. En tant qu’astrophysicien, que pouvez-vous nous dire sur les différents critères existant ?
L’important pour une institution est d’adopter un critère clair pour dire que le mois commence. Ce peut-être au moment de la nouvelle lune, si la Lune se couche après le soleil, comme celui du calendrier Umm al Qura, adopté par l’Arabie saoudite, sauf l’année dernière.
Les Saoudiens ont été partisans pendant très longtemps de l’observation visuelle de la nouvelle Lune par deux témoins. Et puis il y a eu des scandales à répétitions en raison des erreurs commises. La méthode d’observation doit être précise : il faut un certain temps pour que le croissant se forme.
Le hilal n’est pas visible immédiatement. Mais il existe d’autres critères. Les Turcs par exemple ont un critère de formation du croissant dans lequel il faut que la Lune soit suffisamment éloignée du soleil en élongation et suffisamment haute quand le soleil se couche. C’est une combinaison de deux angles. Le croissant est visible potentiellement, et par calcul on décrète la date à ce moment là. Tous ces critères sont calculables.
Précisément, si la méthode du calcul est si fiable, pourquoi peine-t-elle à s’imposer en France ?
Le calcul n’est pas uniforme. Des personnes peuvent aboutir à deux dates différentes en ayant eu recours toutes les deux au calcul, car elles se seront appuyées sur des critères de calcul différents. En France, on se trouvait dans une situation où il y avait un accord entre le CFCM et l’UOIF sur le calcul. Du point de vue théologique, ce choix est défendable car Dieu a ordonné les choses en fonction de Lois qui sont la manifestation de son Intelligence.
Cet accord présuppose la visibilité du croissant en un point quelconque de la Terre. L’UOIF propose de conserver ce critère, qui n’a pas été respecté par le CFCM l’an dernier. Mais il faut savoir que la Lune ne sera absolument pas visible vendredi, ni en Asie, ni en Afrique ou en Europe. Seulement en Amérique du sud au téléscope et en Polynésie à l’oeil nu. Il faut également tenir compte du décalage horaire. Vendredi soir en France, compte tenu de ce décalage horaire, la lune ne sera visible nul part sur Terre. Elle sera visible très tard dans la nuit ou tôt le matin du samedi.
Vous voulez dire qu’aucune vision de la Lune ne sera possible vendredi soir ni en France, ni ailleurs ?
Il y a sept heures de décalage horaire avec l’Amérique du sud et dix heures avec l’Océanie. Cela pose problème avec les partisans de la vision parce qu’effectivement personne ne pourra voir la lune sur Terre ce vendredi soir en France. C’est la critique que nous faisons avec la Grande mosquée de Lyon. Nous ne comprenons pas que le CFCM et l’UOIF qui adoptent le calcul, et à juste titre, adoptent un critère de calcul aussi extrême qui interdira cette année mais aussi la plupart du temps aux tenants de l’observation visuelle de voir la Lune.
Le calcul, oui, mais le critère choisi rend impossible la réconciliation. On tombe dans une forme de calcul purement théorique. Evidemment, cette option est possible. Après tout, on peut complètement abandonner le critère visuel. La Libye du colonel Khadafi l’avait fait. Elle déclenchait le mois de Ramadan tout de suite après la nouvelle lune.
Les deux méthodes sont-elles conciliables ?
Oui, on peut combiner calcul et observation visuelle d’autant que les instruments et les réseaux sont là comme l’Observatoire national des musulmans de France (OLMF). On est un peu dans la déréalisation. On se bat sur des mots ou des dates sans avoir ce rapport à la nature. On finit donc par forcer la main et brutaliser les tenants de l’observation visuelle qui sont majoritaires dans notre pays, ce qui est source de division.
Le problème n’est-il pas quelque part dans le phénomène de mondialisation qui fragilise toute décision nationale des institutions religieuses ?
La mondialisation a beaucoup perturbé l’affaire car autrefois les musulmans étaient tout à fait conscients de jeûner des jours différents, déjà à l’époque des successeurs du Prophète et de ses Compagnons. L’unité des musulmans était perçue dans le fait de suivre les mêmes règles. Aujourd’hui, l’unité de la oumma, signifie pour certains jeûner en même temps, de manière uniforme.
L’observation de la Lune est pourtant un phénomène local. Comment peut-on jeûner globalement à partir d’un phénomène local ? L’idée d’un calendrier universel qui est derrière cette question implique de complètement abandonner l’observation de la lune. C’est une option déconnectée.
Déconnectée religieusement ou scientifiquement ?
Cette volonté de faire tout en même temps est à mon avis plus une idéologie qu’une véritable attitude religieuse. Il y a plusieurs manières de faire un calendrier universel car là-encore il y a plusieurs critères. Il y a aussi des enjeux politiques. Il est très difficile pour certains pays de revenir en arrière dans leurs déclarations à partir du moment où les chaînes satellitaires saoudiennes font une autre annonce.
D’autres pays n’ont pas ce problème comme le Maroc où le critère est l’observation visuelle et où généralement on jeûne un jour après l’Arabie saoudite où le critère est plus rapide. Ce sujet est très complexe car il est à la fois religieux, astronomique et géopolitique. On peut être uni sur des principes et faire les choses à des moments différents. Après tout, tout le monde prie de la même façon mais à des heures différentes selon les pays. Pour le Ramadan, c’était comme cela autrefois. A cela se superposent aussi les pays qui veulent avoir le leadership sur l’islam.
Que pensent les partisans du calcul en France, comme l’UOIF, de votre position ?
Je ne sais pas ce que pense l’UOIF de cette méthode. Leur position est fondée sur une fatwa à propos du calcul, à laquelle j’adhère. Ce que je regrette, ce sont les critères de calcul choisis qui créent un fossé avec les partisans de l’observation. Je pense que cette année encore, les choses seront difficiles mais peut-être faut-il espérer qu’elles le soient suffisamment pour que les choses changent l’année prochaine car on change toujours quand on ne peut pas faire autrement.
Propos recueillis par Fouad Bahri, publié dans Zaman France, le 26 juin 2014.