Islam et science moderne : les questions qui fâchent

Depuis l’avènement de l’Islam, quelles relations cette religion a-t-elle entretenu avec la science?

Tout dépend de ce qu’on entend par « science »… D’abord, dans la culture islamique le terme par lequel on désigne la science est « `ilm », mais ce terme est très englobant, vaste et vague : il signifie tout autant « connaissance » au plan le plus général que « science », sachant que celle-ci, dans la culture musulmane comprend aussi le savoir religieux, c.-à-d. les disciplines comme « `ulum al-Qur’an » (les sciences du Coran), « `ilm al-balagha » (la science de la rhétorique), etc. Enfin, le terme « `ilm » désigne aujourd’hui aussi la science « moderne », dont la méthodologie (naturaliste, empirique, falsifiable, etc.) est très différente de celle de la science médiévale…

Maintenant, l’Islam, du premier verset révélé au Prophète (SAAWS) jusqu’au dernier des hadiths, a toujours encouragé la quête de la connaissance et a placé les savants au plus haut degré de l’échelle humaine d’accomplissement, l’Islam visant toujours le progrès continu de l’humanité… Mais bien que l’Islam encourage la recherche et ne pose, a priori, aucune limite au champ d’investigation, les oulémas (religieux) ont souvent posé comme condition que le savoir profane ne vienne jamais contredire ou même remettre en question les « constantes » islamiques. Et c’est alors que parfois des conflits surgissent entre les déclarations, affirmations, ou même résultats énoncés par les savants (des disciplines rationnelles) et les oulémas (des disciplines religieuses). Nous avons déjà vécu cela dans notre passé, avec les différends entre les Mutazilites et les Acharites (souvent sur des questions de la nature qui apparaissaient parfois comme des questions théologiques, comme la causalité versus l’action divine : le coton brule-t-il parce qu’on l’a mis sur du feu ou parce que Dieu l’a décidé en cet instant ?) ou entre Ibn Sina, Al-Farabi, Al-Ghazali et Ibn Rushd. Aujourd’hui, nous vivons souvent encore ce genre de conflit lorsque les intellectuels (des sciences physiques ou humaines) énoncent des hypothèses, des théories, ou même des résultats que les oulémas orthodoxes rejettent sur une base purement religieuse.

La religion et la science sont deux disciplines totalement différentes. Entre le concordisme et le « séparationisme », existe-t-il une voie intermédiaire ?

Il me faut d’abord clarifier la première affirmation, avant de répondre à la question posée. La religion est un système d’explication de l’existence de l’homme, un mode de vie pour être en harmonie avec Dieu, les humains et la nature, et une promesse d’une existence après la mort en rapport avec la vie ici-bas. La science est un système de connaissance humaine de ce qui nous entoure ; c’est une construction humaine, il faut le souligner, mais une construction avec des bases et des procédures de vérification ; on va ainsi rejeter une proposition scientifique si on la trouve en désaccord avec une observation ou mesure certaine, ou par contre l’élever au rang de « fait » si elle s’avère vérifiée mille et une fois et indépendamment par de nombreux experts. Il reste, cependant, qu’il y a une grande zone d’interaction entre ces deux sphères de connaissance ou ces deux systèmes ; par exemple, la religion prend en compte et parle de la nature, mais pas d’une manière explicative, qui est le soin de la science, et il reste à harmoniser les deux discours ; de plus, la science obtient certains résultats, présente certaines explications des phénomènes qui nous entourent (dans le cosmos, sur terre, dans l’homme même) et leur interprétation peut souvent bénéficier de l’éclairage de la religion.

Pour résumer : l’explication des phénomènes se fait par la science et pas par la religion, tandis que tout ce qui a trait à l’existence est du ressort de la religion ; entre les deux il y a des zones où chacune peut apporter un éclairage utile à l’autre.

Les sépararationistes sont les penseurs qui insistent que les deux champs n’ont pas d’intersection ; que chacun s’occupe de son jardin et on restera en paix (disent-ils). Les concordistes, par contre, disent que tout est intégré, en fait ils disent souvent que la science n’est qu’un aspect de notre vie, elle doit donc être régie et subordonnée à la religion, et elle ne peut jouir d’aucune indépendance…

Que pensez-vous d’Harun Yahya ou de Cheikh Zendani qui sont clairement pour des positions concordistes. Peut-on dire qu’ils sont dans une démarche réellement scientifique ?

Tous ceux qui connaissent bien la science, sa philosophie et son histoire, surtout moderne, se rendent compte en lisant les livres de Harun Yahya et de Cheikh Zendani qu’ils ne sont pas dans une démarche scientifique. Ils ne reconnaissent pas les principes de falsifiabilité ni de « peer review », c.-à-d. l’obligation de soumettre ses travaux, ses hypothèses et ses résultats à la communauté pour qu’elle les dissèque, les confirme ou les rejette (si elle y trouve des failles ou des erreurs importantes). Cheikh Zendani, par exemple, déclare avoir trouvé un remède au SIDA (à partir de certains hadiths, dit-il) mais refuse de révéler ses méthodes et ses formules ; ce n’est plus de la science ! Harun Yahya fait du concordisme avec le Saint Coran par des sélections de phrases et d’images publiées par les scientifiques ; ce n’est pas de la science, c’est du bricolage ! Aucun scientifique rigoureux, qu’il soit musulman ou non-musulman ne prendra au sérieux les affirmations de Harun Yahya, de Cheikh Zendani (et d’autres, oh combien sont-ils aujourd’hui)…

Vous êtes particulièrement critique à l’égard de « l’ijaz », le contenu scientifique miraculeux (dit-on) du Coran ?

Oui, c’est une théorie qui a émergé depuis maintenant un siècle environ et qui a pris une ampleur extraordinaire durant les trois dernières décennies. Au début on parlait plutôt d’« exégèse scientifique » du Coran, c.-à-d. de faire appel à notre connaissance toujours renouvelée de la nature (par la science) afin de mieux comprendre certains versets du Coran, comme ceux qui parlent des cieux, des étoiles, de la lune et du soleil, des montagnes et des océans, etc. C’est une idée respectable, encore faut-il ne pas faire d’amalgame et de ne pas commencer à glisser… vers l’Ijaz. Car cette dernière (théorie) va beaucoup plus loin, en affirmant que les versets coraniques eux-mêmes contiennent des vérités scientifiques que nous n’avons découvert que durant les décennies ou siècles derniers ; c’est donc, dit-on, un miracle scientifique du Coran, une nouvelle preuve de son origine divine.

Moi je suis très critique envers cette théorie pour plusieurs raisons : (a) quand on regarde de plus près les analyses (concordistes) que font ces Ijazistes des versets coraniques, on se rend très vite compte que leurs connaissances scientifiques sont superficielles, médiocres, erronées, ou même obsolètes ; de plus, les interprétations qu’ils font des versets coraniques sont souvent tendancieuses, tirées par les cheveux ; (b) le Coran, comme j’ai expliqué plus haut concernant la nature même de la religion, n’a jamais eu pour but de nous décrire la nature, surtout pas scientifiquement ; il y a donc amalgame grave entre les deux systèmes de compréhension du « monde » (dans ses dimensions physique et métaphysique) ; (c) cette théorie fausse notre conception du Coran en présumant fixer les sens de certains termes (ici concernant la nature), alors que sur de nombreux sujets les (vrais) érudits sav(ai)ent que les versets sont le plus souvent équivoques, portant de multiples sens et permettant des lectures à des niveaux différents; (d) enfin, quand on voit la quantité de livres, de CDs, de DVDs, d’émissions TV, de colloques, etc., qui sont aujourd’hui dédiées à cette théorie, on se rend compte où et comment les énergies de la nation musulmane sont dissipées, gaspillées, pourquoi on n’avance pas…

Pouvez-nous donner un exemple de verset coranique auquel  les partisans de l’Ijaz cherchent à lui conférer une teneur scientifique ?

Il y a des tonnes d’exemples ; j’en ai cité un certain nombre dans les articles que j’ai publié à ce sujet sur Oumma il y a deux ans (Article 1 et Article 2), et j’ai détaillé la question dans mon livre (Réconcilier l’Islam et la Science Moderne), où j’y ai consacré un long chapitre.

Mais pour vous donner un ou deux exemples frappants : (1) un papier récent (présenté à un colloque international consacré à l’Ijaz) a voulu montrer que le verset de la Lumière (Sourate 24, Verset 35), un des versets les plus sublimes du Coran, donnant une métaphore à propos de Dieu, ce verset parlerait en fait – et aurait donc devancé – l’invention de la technologie de l’énergie par la cellule d’hydrogène ; (2) le fameux papier d’un professeur de physique de l’université de Ain-Shams en Egypte qui déduit la valeur de la vitesse de la lumière (299792.5 km/s selon son calcul) du verset coranique 32 : 5 (« Dieu réglemente l’affaire cosmique depuis les cieux jusqu’à la terre. Puis, cette affaire voyage jusqu’à Lui (c’est-à-dire à travers l’univers entier) en une seule journée, dont la mesure représente mille années de votre calcul »)… Je laisserai au lecteur le soin de lire le verset de la Lumière et de se demander si vraiment il contient une quelconque référence à l’énergie par la cellule d’hydrogène, et de consulter ma critique détaillée de la « déduction » de la vitesse de la lumière du verset ci-dessus dans mon livre…

Pouvez-vous définir ce que sont le darwinisme et le créationnisme ?

Le darwinisme est la théorie, prévalant largement à l’heure actuelle, qui présente une explication scientifique générale de l’évolution des organismes vivants telle que nous l’observons dans la nature. Donc, il faut d’abord commencer par ce que nous observons (la morphologie des organismes, les fossiles que nous en trouvons et ce qu’ils nous disent sur leur évolution dans le temps, et enfin et surtout maintenant toute la génétique de chaque organisme), de là nous déduisons clairement qu’il y a eu évolution biologique durant l’histoire de la vie sur terre, évolution à l’intérieur de chaque espèce et évolution des espèces les unes à partir des autres. Il faut aussi bien souligner que cette idée d’évolution, pour laquelle les preuves les plus solides n’ont été obtenues que durant les 150 dernières années et surtout durant les dernières décennies, l’idée elle-même est ancienne, remontant au moins aux Grecs, et nous la trouvons assez clairement exprimée par certains des grands érudits musulmans de l’âge d’or de l’Islam, comme Al-Jahiz, Ibn Maskawayh, Ibn Khaldun, etc. Le darwinisme est la théorie scientifique (essentiellement basée sur la sélection naturelle et les « changements » qui surviennent sur les organismes de temps à autres) qui a tenté – et largement réussi – à expliquer l’apparition de nouvelles espèces et des caractéristiques observées dans la nature ; plus tard, le néo-darwinisme a intégré les mutations génétiques à cette théorie et expliqué encore mieux les relations et les transformations qui se produisent et que nous trouvons dans la nature.

Par opposition, le créationnisme est l’affirmation que les espèces vivantes (les différents animaux, les plantes, l’homme) ont été créées telles quelles, qu’elles n’ont au plus vécu que quelques « micro-évolutions », c.-à-d. à l’intérieur même de chaque espèce et jamais d’une espèce à une autre.

Peut-on être évolutionniste sans être darwinien ?

Oui, on est évolutionniste non-darwinien si on croit que les espèces vivantes ont évolué (en elles-mêmes et entre elles) mais pas selon la théorie de Darwin. Par exemple, Lamarck avait proposé une hypothèse (l’acquisition de nouveaux traits par le comportement de l’organisme dans sont environnement particulier) qui a largement été rejetée mais qui aujourd’hui est remise en avant par quelques observateurs. D’autres insistent sur l’idée de « structuralisme » qui serait déterminante dans l’évolution et l’émergence des espèces, c.-à-d. que les formes sont non seulement plus importantes que les fonctions des organismes, mais que ces formes seraient déjà inscrites dans la nature à travers les lois biologiques/physiques/chimiques qui la régissent, des lois qui attendent notre découverte…

Il faut dire, toutefois, que la grande majorité des biologistes aujourd’hui sont darwiniens, mais qu’une minorité de spécialistes (en particulier Simon Conway-Morris à Cambridge et Michael Denton en Nouvelle Zélande) remettent en question ce paradigme général. Nous y verrons plus clair dans une décennie ou deux ; mais il reste que l’évolution elle-même n’est remise en cause par aucun spécialiste…

Le Coran se situe-t-il dans une perspective créationniste ou évolutionniste ?

Tout dépend de la manière dont on lit le Coran ! Si on adopte une approche littéraliste du Coran, il nous semble « évident » qu’Adam a été créé directement en tant qu’humain (à partir de l’argile, mais pas à partir d’autres espèces, animales, antécédentes), et on ne voit pas comment il serait question d’une évolution humaine – et encore moins pour toutes les espèces animales – sur des millions, voire des milliards d’années. De plus, un esprit littéraliste fera remarquer qu’Adam a été créé « au paradis » puis expulsé vers la terre, et nulle question d’évolution à partir de petits primates…

Maintenant, si on se dit que l’évolution est un fait et que le Coran ne peut pas contredire des faits observés, ce qui est le principe énoncé par Ibn Rushd et sur lequel il a bâti sa philosophie d’harmonisation de l’Islam avec la connaissance rationnelle, alors on se met à lire le Coran avec un nouvel esprit et on se met à remarquer d’autres affirmations et allusions dans le Coran. Par exemple, que le Coran insiste plusieurs fois – et en fait un argument à l’encontre des incroyants – que la vie a été créée dans ou partir de l’eau (21 :30 ; 24 :45). De plus, concernant Adam, on se rend compte que « le jardin » d’où Adam a été expulsé était plus probablement sur terre que dans le paradis, et en fait les exégètes même classiques étaient divisés sur ce point, certains préférant l’option terrestre. Enfin, d’autres versets peuvent facilement se comprendre dans une optique évolutionniste si on y apporte un petit brin d’interprétation. (Tout cela est explique dans mon livre, dans un long chapitre de près de 70 pages !)

Donc le Coran est sujet à interprétation à bien des égards, y compris sur cette question de l’évolution ; mais affirmer que le Coran nous force à rejeter toute théorie de l’évolution c’est tout simplement faire preuve de littéralisme et de manque d’érudition (islamique et scientifique).

Le principe anthropique est-il un nouveau paradigme scientifique susceptible de conforter les croyants dans l’existence d’un principe créateur de l’univers ?

Il faut d’abord distinguer le « réglage fin » de l’univers du « principe anthropique » : le premier englobe la série de découvertes/réalisations que les éléments de base sur lesquels l’univers a été bâti n’auraient pas produit la vie, la conscience, l’intelligence, l’homme s’ils avaient dévié un tant soit peu des valeurs qu’elles ont dans notre univers (qui est donc « finement réglé ») ; le second conclue de cette réalisation que l’homme (« anthropos ») constitue un but ou du moins une obligation, une contrainte dans la structure et l’évolution de l’univers. Le « réglage fin » relève de la science ; le « principe anthropique » relève de la philosophie, voire de la théologie. Sur le premier, il n’y a pas de désaccord entre les scientifiques de toutes tendances ; sur le second, qui prend plusieurs formulations (« faible », « fort », « super fort », « ultra-anthropique », etc.), il y a grosse controverse. Les croyants, évidemment, sont non seulement ravis du « réglage fin », mais lui donnent forcément une interprétation théiste (Dieu avait l’homme, la conscience, l’intelligence en vue lorsqu’il a créé l’univers, il a donc donné à ses paramètres les bonnes valeurs…). C’est sur ce genre de sujet que je disais (dans la première partie de cette interview) que la science peut apporter un certain éclairage à la religion/théologie et vice versa.

Pour conclure, en tant qu’universitaire, quel regard portez-vous sur les universités des pays arabes et musulmans ?

Il n’y a aucun doute que les universités des pays arabes et musulmans sont peu performantes, pour dire poliment. Ce n’est pas une opinion que j’émets là, ce sont les données objectives qui l’affirment, comme les chiffres présentés dans les rapports du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) ou de la Banque Mondiale ; ces chiffres et rapports montrent, par exemple : (a) sur environ 2000 universités du monde musulman, seules quelques unes sont dans le Top 500 mondial ; (b) le nombre de publications scientifiques produites par les universitaires des pays musulmans représente environ 1.1% de la production mondiale ; (c) en 1999, seules 134 inventions ont été brevetées dans tout le monde musulman, comparé à 3076 en Israël ; (d) le nombre de papiers scientifiques fréquemment cités par million d’habitants est: 0.02 en Egypte, 0.01 en Algérie, 0.53 au Koweït, comparé à 38 en Israël, 43 aux USA, 80 en Suisse…

Il y a de nombreuses raisons complexes à cet état de fait, et cela nous emmènerait trop loin que d’essayer de les exposer et de les analyser ici. Ce qui me choque le plus, ce sont deux choses : (1) la gestion catastrophique de bon nombre de ces universités ; (2) la disparition des standards, voire même de l’éthique, académique(s) au sein même de ces universités. Car en effet, trop souvent nous avons vu des papiers publiés où il est clair que leurs auteurs ne l’ont fait que pour un certain gain, sans aucun souci ou scrupule de leur qualité ; pire, le problème du plagiat (paragraphes, pages, voire papiers entiers copiés et republiés) commence à faire surface dans de nombreux pays musulmans. Et passons sur l’état de l’enseignement dans ces universités…

Si nous voulons nous remettre au rythme du progrès, au diapason de la science et de la recherche contemporaine, en harmonie avec les principes de l’Islam et les méthodes adoptées et suivies par nos illustres prédécesseurs (Ibn Sina, Al-Biruni, Ibn Al-Haythem, Ibn Rushd – de vrais savants), nous devons impérativement revoir toutes ces approches de la science aujourd’hui, que ce soit de la part des académiciens et des oulémas que des étudiants et du grand public.

Entretien avec l’astrophysicien Nidhal Guessoum. Le 7 mai 2010, oumma.com.