L’Université, espace de liberté et du savoir

Une nouvelle année scolaire et universitaire, la troisième après la révolution, commence dans un climat politique très tendu et une situation économique particulièrement difficile.

Une rentrée qui ne suscite pas les débats habituels, souvent enflammés, sur l’avenir de l’école, de l’Université. Le sentiment qui domine est plutôt l’inquiétude de voir nos enfants être les victimes potentielles d’un embrigadement politique mené par des groupes extrémistes religieux dans l’indifférence -ou la complaisance- de l’autorité de tutelle, et l’indignation de voir nos enfants dans des classes sans enseignants ou retrouver les bancs d’écoles encore en chantier.

Les étudiants ne sont pas mieux lotis: déficit en enseignants universitaires alors qu’un grand nombre d’entre eux ont eu l’accord du ministère pour des contrats dans les pays du Golfe, déficit en foyers universitaires laissant plus des trois-quarts de la population estudiantine livrée à elle-même à la recherche d’un logement à sa portée, déficit en bibliothèques, en moyens informatiques indispensables pour l’accès en ligne si précieux pour la documentation, déficit en équipements scientifiques pour un enseignement de qualité et véritablement formateur dans les instituts à vocation scientifique et technologique.

Un triste constat: une Université dévalorisée

On pourrait poursuivre sur le triste constat d’une Université dévalorisée n’offrant à une population de 350 000 étudiants aucun véritable campus, espace de vie et de culture, mais des institutions juxtaposées dont les plus anciennes, riches de leur participation à la formation des cadres après l’indépendance, sont aujourd’hui surchargées et oubliées au profit des nouvelles institutions créées en grand nombre, « disséminées » sur toute la République, insuffisamment équipées et peu attractives tant pour les étudiants que pour les enseignants.

Un bilan laissé par l’ancien régime plus soucieux d’alimenter une politique démagogique que de mettre en place une carte universitaire assurant l’équilibre régional et valorisant les spécificités régionales.

Evidemment, un plan d’urgence doit être mis en place pour tenter de remettre sur pied une Université qui n’en peut plus, qui ne répond plus à l’exigence d’efficacité, qui ne peut plus fermer les yeux sur le nombre croissant de diplômés sans emploi et trop souvent sans qualification. Les solutions devront être trouvées avec la participation de tous les citoyens conscients de la gravité et de l’urgence d’un redressement de la situation de l’Université tunisienne et devront redonner à cette dernière sa place dans la société et sa noble mission de formation.

L’Université, espace de liberté

L’Université avait été privée depuis plusieurs années des libertés académiques et avait subi la censure systématique du ministère de l’Enseignement supérieur qui exigeait des conférenciers invités qu’ils lui adressent à l’avance le texte de leurs interventions.

La révolution a permis d’initier la réhabilitation de l’Université avec la suppression de la police universitaire en janvier 2011 et, en juillet 2011, l’élection -pour la première fois dans l’histoire de l’Université- des directeurs des établissements d’enseignement supérieur jusque-là choisis et nommés par le ministre de tutelle.

Mais dès la rentrée 2011-12, des militants de partis religieux ont porté atteinte aux libertés dans plusieurs établissements d’enseignement supérieur, voulant imposer leur projet d’un Etat théocratique par des actes de violences verbales et physiques à l’encontre des enseignants et par l’occupation d’établissements universitaires, allant jusqu’à substituer au drapeau tunisien celui de l’islam radical dans l’indifférence des forces de l’ordre.

Le port du niqab, à l’origine des attaques contre les doyens des facultés des lettres de Sousse et de La Manouba, n’est toujours pas considéré comme contraire aux dispositions réglementaires de l’espace universitaire par le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique qui laisse les conseils scientifiques libres de l’interdire ou …de l’autoriser.

Difficile d’admettre que le respect des libertés académiques implique un code vestimentaire excluant l’échange et consacrant l’infériorité des femmes. Faut-il rappeler ce qu’écrivait Tahar Haddad dans son argumentation en faveur de l’émancipation des femmes en 1930: « l’usage du voile était imposé à la femme dans le dessein d’éloigner la tentation. Cela fait penser à l’usage de la muselière que l’on impose au chien afin qu’il ne morde pas les passants. Son usage rappelle dans certains cas le masque qu’utilisent les malfaiteurs. Quelle utilité peut-il avoir aujourd’hui? »

L’Université, espace du savoir

L’exigence des libertés d’expression et de création est incontournable au sein de l’Université, lieu de transmission et d’échange du savoir qui doit être à l’abri des manipulations politiques.

L’histoire du mouvement islamique en Tunisie a montré le contraire, sa cible prioritaire dès les années 1970, était l’Université tunisienne. Les atteintes à l’inviolabilité de cet espace du savoir, rappelées précédemment, éclairent sur la permanence de cet objectif de déconstruction auquel ne réagit pas l’autorité de tutelle. Elle qui, au contraire, a soutenu le projet de réouverture de la Zitouna et accepté l’occupation de la tribune d’un amphithéâtre par un prédicateur wahhabite.

Nous sommes bien loin de ce que devrait être le lieu où l’on enseigne et l’on transmet le savoir, un savoir libéré de l’emprise du dogme, conçu comme une quête permanente d’intelligibilité du monde, celle d’un esprit libre et dégagé de tous les tabous. Redonner à l’Université sa vocation de transmettre le savoir est un combat qui vaut la peine d’être mené comme celui de soutenir les enseignants universitaires attaqués, poursuivis dans des procès liberticides.

Une Université efficace et tournée vers le futur

Depuis le 19ème siècle, les pays arabes ont réalisé leur retard par rapport à l’Europe industrialisée et introduit l’enseignement des sciences exactes et des langues étrangères dans de nouvelles institutions, tel que le Collège Sadiki créé en 1875 par Kheireddine.

Aujourd’hui, cet écart, au lieu d’être comblé, ne fait que s’accroître. Plutôt que d’être paralysé par la nostalgie de l’âge d’Or de la science arabe, nous devons nous mobiliser pour mieux exploiter les capacités de notre jeunesse.

Le monde est de plus en plus complexe et notre enseignement est trop morcelé pour proposer une connaissance « pertinente », comme le propose Edgar Morin, une connaissance qui sait se situer dans son contexte et, au-delà, dans l’ensemble auquel elle est rattachée, à la fois analytique et synthétique qui relie les parties au tout et le tout aux parties.

Repenser l’enseignement à l’Université est une urgence, tous les tunisiens en sont convaincus. Le constat est clair, les voies pour sortir de l’impasse ne sont toujours pas esquissées. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique est plus soucieux de protéger quelques étudiantes irrespectueuses des règles académiques que d’engager rapidement une réflexion -impliquant le monde l’entreprise- pour une meilleure adéquation formation/emploi pour les dizaines de milliers (75 000 en 2011) d’étudiants diplômés.

De plus, le ministère n’a pas rompu avec les pratiques de l’ancien régime multipliant les effets d’annonces par la création de nouvelles institutions, créations ne se traduisant par aucune incidence véritable sur l’activité universitaire, telles celles de deux centres de recherches créés en juillet 2012 en « microélectronique et nanotechnologie » au technopôle de Sousse et en « informatique, multimédia et traitement numérique des données » au technopôle de Sfax. Deux nouvelles créations qui vont s’ajouter aux centres de recherche à Borj Cédria et Sidi Thabet dont le nombre des publications et brevets restent très en deçà de ce que l’on pourrait en attendre, compte tenu du financement important qui leur est consacré.

Peut-être serait-il préférable de focaliser les moyens humains et financiers pour les grands ensembles universitaires tels que ceux d’El Manar et de La Manouba qui accueillent des dizaines de milliers d’étudiants, et pour rectifier un déséquilibre régional inacceptable. Peut-être serait-il préférable de donner plus de moyens à des recherches en relation avec la santé et les secteurs traditionnels de l’agriculture et de la pêche, et de favoriser des recherches en relation avec des industries implantées de longue date dans notre pays (textiles, chimiques, mécaniques) pour en faire des secteurs industriels de pointe impliquant des produits innovants.

On pourrait poursuivre la réflexion sur l’Université du futur mais la condition préalable est un mode de gouvernance garantissant les libertés fondamentales d’opinion et d’expression et sollicitant l’ensemble des acteurs dans la société pour prendre en main leur avenir.

Par Faouzia Farida Charfi, publié dans Huffington Post Maghreb, 13 septembre 2013.

Ancienne professeur à la Faculté des Sciences de Tunis, à l’Institut Préparatoire aux Etudes Scientifiques et Techniques et à l’Ecole Polytechnique de Tunisie, Faouzia Charfi, retraitée depuis 2002, a également été Secrétaire d’Etat à l’Enseignement Supérieur du Gouvernement provisoire (18-01-2011 / 01-03-2011).