Physique contemporaine et théologie apophatique

Il n’est pas illégitime de dire qu’en dé-chosifiant la matière, au niveau subatomique et microscopique, la physique quantique, à partir des années 1920, à largement contribuée à la ruine du réductionnisme philosophique, et notamment de l’un de ses axiomes : le réel se réduit au matériel et la matière à un assemblage plus ou moins complexe de « briques fondamentales », de « particules élémentaires ». Aujourd’hui, nous savons que le réel se dérobe, se joue de nos tentatives pour le saisir et le décrire. Le physicien Bernard d’Espagnat à raison de dire que la science ne nous donne accès qu’à la réalité des phénomènes objectivables, la réalité des objets, des ondes et des champs, et non pas au Réel tel qu’il est. Celui-ci demeure « voilé ». Incontestablement, ce développement de la science va dans le sens d’un dépassement du matérialisme classique. Ce qui est contesté, finalement, c’est la prétention du programme scientiste et positiviste du 19ème siècle de pouvoir décrire le Réel d’une façon mathématique, définitive et objective. Pour reprendre une autre expression de Bernard d’Espagnat, l’objectivité ne peut être que faible.  On ne dira jamais assez à quel point cette problématique physicienne de la dématérialisation de l’infiniment petit rencontre des problématiques qui sont nées en théologie et, d’une façon plus générale, dans les cultures spirituelles.

L’un des enjeux majeurs est de rendre intelligible cette problématique dans le cadre de l’intellectualité islamique. Autrement dit, il s‘agit d’interroger les grandes composantes de cette intellectualité – à savoir le Coran, les paroles du Prophète Mohammed (hadith) la philosophie (falsafa), la mystique soufie (tasawuf), la poésie, le droit, etc. –  afin de savoir s’il peut exister une cohérence, une analogie, une proximité entre la conception islamique de la réalité et la conception issue de la science contemporaine, en particulièrement de la mécanique quantique.

C’est dans ce cadre qu’il faut insister sur l’importance du thème de la théologie négative (en arabe tanzih) ou apophatique. Cette théologie est dite négative non pas au sens moral du terme mais au sens mathématique : Dieu est un Réel qui ne peut se dire que d’une façon négative, par privation et selon une méthode qui retranche de notre approche les concepts, les déterminations, les définitions. Dieu n’est pas un objet qui pourrait être saisi par la théologie. Autrement dit cette théologie est négative car elle considère, qu’en dernière instance, il n’y a pas de logos du theos.

La théologie négative a circulé dans toutes les traditions spirituelles et dans toutes les religions. Dans le christianisme, elle s’est exprimée chez les Pères de l’Eglise entre les 3ème et 9ème siècle, dans l’Orthodoxie (avec Grégoire de Palamas, Syméon le Nouveau Théologien, Serge Boulgakov, etc.), dans le catholicisme latin (avec Jean Scot l’Erigène, Maître Eckhart, Nicolas de Cuse, etc.), dans le protestantisme (notamment dans la théologie du Process, John Hick, Karl Rahner, etc.).  Dans le judaïsme, c’est certainement la tradition de la Kabbale qui a le mieux synthétisé la théologie négative. Les religions orientales (hindouisme, taoisme, bouddhisme, etc.) ont eux aussi déployé des théologies négatives spécifiques ; on peut citer l’école de l’Advaïta pour l’hindouisme, celle du Zen pour le Dharma.

Un certain nombre d’auteurs, des scientifiques, des théologiens et des philosophes, ont mis en évidence la parenté entre la conception de la théologie négative et la conception dé-chosifiante, dé-matérialisante de la physique quantique. Le Père Stanislas Breton, qui fut professeur à l’Institut Catholique de Paris et à l’Ecole Nationale Supérieure, considère même que cette dernière est une « physique négative ».

La mise en relief de la version musulmane de la théologie négative prend, dans l’optique du dialogue entre Science et religion, une importance cruciale car elle conditionne en quelque sorte la qualité de la réception dans la conscience musulmane de la science de l’infiniment petit. Dans le contexte musulman, la mise en évidence des implications métaphysiques de la science contemporaine, de la physique notamment, suppose le détour par les théologies mystiques et philosophiques de l’Islam. La théologie négative musulmane constitue dès lors un enjeu de connaissance majeur dans la mesure où elle peut montrer que la conception scientifique non matérialiste et non réductionniste de la réalité peut trouver sa place dans l’éventail de la connaissance du monde que des Musulmans et des Musulmanes peuvent porter.

Mohammed Taleb