Cosmologie Moderne et quête de Sens : un Dialogue sur la Voie de la Connaissance ?

Par Bruno Abd-al-Haqq Guiderdoni.

Selon une idée très répandue, la science tenterait de répondre au « comment » et la religion au « pourquoi ». Si une telle division des rôles était exacte, si, en effet, la science ne traitait que des « faits » et la religion ne parlait que du « sens », il ne devrait exister aucun conflit entre les deux approches. Elles pourraient être menées en parallèle, sans échanges tout autant que sans conflits. Malheureusement, la situation n’est pas aussi simple, et cette idée, bien que très populaire, n’en reste pas moins un cliché. Pour dire les choses simplement, s’il est vrai que la science traite des causes efficientes et la religion, des causes finales – en reprenant les termes techniques de la philosophie aristotélicienne1 –, la tendance de fond du développement des sciences est que l’explication en termes de causes efficientes repousse la nécessité d’une explication en termes de causes finales, et, pour finir, élimine ces dernières.

Cette modification des attentes – dans la recherche de la connaissance – qui accompagna le développement des explications en termes de causes efficientes, et l’appréciation grandissante de l’efficacité de ces dernières par rapport aux causes finales, se sont progressivement instaurées en Occident à partir de la Renaissance. Au Moyen Âge, même s’il existait déjà d’interminables polémiques et des débats très animés sur les questions cosmologiques, les juifs, les Chrétiens et les musulmans partageaient la même perspective sur le monde. Les hommes et les femmes de foi du Moyen Âge percevaient autour d’eux bien davantage que des « choses » et des « phénomènes » : ils contemplaient avant tout des symboles et cherchaient à obtenir, à travers l’étude du cosmos, des intuitions intellectuelles et des dévoilements spirituels.

La période de « synthèse médiévale » – entre cosmologie aristotélicienne et ptolémaïque d’une part, et enseignements des Ecritures Saintes d’autre part – est dorénavant loin derrière nous. En Occident, le développement de la science moderne a conduit à une modification radicale de notre façon de voir et d’agir dans le monde, mais aussi, à une crise spirituelle profonde. L’homme y a perdu sa place centrale dans le cosmos. Il a été rejeté sur une planète standard, orbitant autour d’une étoile standard, au sein d’une galaxie standard localisée quelque part dans l’immensité de l’espace. Une telle science est neutre du point de vue des valeurs. Elle est même dénuée de quelque signification que ce soit. Pour l’exprimer avec les mots de Claude Levi-Strauss: « l’Univers n’a de sens que par rapport à l’homme, qui lui-même n’en a aucun. »

Le conflit qui avait cours entre science et religion en Occident ne cessa que lorsque la religion admit qu’elle n’avait plus rien à dire à propos de la figure du monde. S’ensuivit un accord de non-belligérance à partir duquel les deux approches n’empiétèrent plus l’une sur l’autre… dans la mesure où la science colonisa tout simplement la « réalité » dans son ensemble. Pour y parvenir, elle a — une fois de plus, tout simplement — défini la « réalité » comme ce qui peut être étudié scientifiquement. Les théologiens, qui, pour leur part, avaient accepté d’abandonner le terrain, doivent maintenant expliquer la raison pour laquelle l’Univers semble ne pas avoir besoin de l’« hypothèse » de Dieu — pour reprendre les termes de Laplace. Dieu semble s’être bien caché sous l’épais rideau des phénomènes. Des idées comme celles de la kenosis et du tsimtsum, qui fleurirent respectivementdans la pensée théologique chrétienne et juive, ont connu, ces dernières années, une renaissance spectaculaire. Elles sont maintenant utilisées par des théologiens spécialisés dans la doctrine de la Création, afin d’expliquer la raison pour laquelle Dieu se « retire » du monde pour le laisser s’auto-gouverner via ses propres lois, sans le moindre signe direct d’intervention divine. L’insistance est mise sur la (relative) indépendance accordée par Dieu aux lois de la nature, et sur la (relative) liberté accordée par Dieu à l’être humain.

Comme on le sait, la tradition islamique a, de tout temps, enseigné que Dieu se tient à proximité du monde, et qu’Il agit continuellement dans la création. « Chaque jour, Il est à l’œuvre. »2 Ainsi, les théologiens musulmans ne peuvent-ils pas suivre le chemin de certains théologiens occidentaux dans le sens d’un Créateur qui laisserait sa création fonctionner seule, avec une indépendance si grande qu’Il en deviendrait, finalement, une nouvelle sorte de Deus otiosus, soit du fait de sa volonté, soit par son désir de faire l’expérience de la faiblesse humaine. Pour la tradition islamique, Dieu est, certes, caché, mais Il est également apparent, en conformité avec ses Noms azh-Zhahir wa-l-Batin. Le Créateur est tellement grand que sa création n’a aucune imperfection. Mais Il est également manifeste dans, et à travers, sa création.

Le mystère fondamental, qui sous-tend la physique et la cosmologie, est le fait que le monde soit intelligible. Pour un croyant, le monde est intelligible car il est créé. Le Coran recommande fortement de méditer et de réfléchir sur la Création pour trouver dans son harmonie les traces du Créateur. D’où ce qu’il est convenu d’appeler les « versets cosmiques » du Coran, qui sont fréquemment cités comme l’un des « miracles » intellectuels du texte coranique : « Dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a des signes pour ceux qui ont un cœur ; ceux qui se souviennent de Dieu debout, assis ou couchés, et réfléchissent sur la création des cieux et de la terre, en disant : ‘O mon Dieu, Tu n’as pas créé tout cela en vain. Que la Gloire soit à Toi ! Sauve-nous des tourments du feu.’»3 L’exploration du monde est encouragée, dans la mesure où l’explorateur est suffisamment sage pour reconnaître que l’harmonie présente dans le cosmos provient de Dieu. En regardant le cosmos, l’intelligence que Dieu a mise en nous rencontre constamment l’Intelligence qu’Il a employée en créant les choses. Le Coran mentionne les régularités omniprésentes dans le monde : De même que « vous ne trouverez aucun changement dans la coutume de Dieu »4, « il n’existe aucun changement dans la création de Dieu. »5 Cela ne veut pas dire que la Création soit immuable, mais qu’il y a une « stabilité » dans la Création qui reflète l’inaltérabilité de Dieu. L’attention du lecteur est également attirée sur l’« aspect numérique » des régularités cosmiques. Le Coran dit : « Le Soleil et la Lune [sont ordonnés] selon un calcul exact (husban) »6. Ainsi, un cosmologiste musulman n’est-il pas étonné que les lois de la physique, que nous concevons et utilisons pour décrire les régularités cosmiques, soient basées sur les mathématiques.

Nous vivons une époque très étonnante pour la compréhension de la structure et de l’histoire du cosmos. Ces dernières décennies ont vu se produire des découvertes spectaculaires, essentiellement rendues possibles par le développement rapide des techniques d’observation. En conséquence, nous avons acquis un trésor d’images que nous avons la chance d’être la première génération à pouvoir contempler : la terre au beau milieu de l’obscurité du ciel, la multitude d’apparences que revêt la surface d’autres planètes et d’autres satellites du Système Solaire, la cartographie de notre galaxie à toutes les longueurs d’onde, la découverte de phénomènes très énergétiques tels que les explosions d’étoile, ou bien le recensement potentiel de milliards de galaxies éloignées rendu possible par les relevés profonds. Nous avons maintenant accès à des distances, des époques et des tailles de structure qu’il était simplement impensable d’atteindre à l’époque du Moyen Âge, lorsque l’astronome arabe Al-Farghanî calcula la distance séparant la Terre du trône de Dieu selon les postulats de la cosmologie ptolémaïque, et trouva une valeur de 120 millions de kilomètres.7 Ces nouvelles images ont profondément changé notre conscience du cosmos.

Pour comprendre la structure de l’Univers, les cosmologistes doivent en retracer l’histoire. Celle-ci est reconstruite théoriquement à partir d’informations obtenues au moyen de mathématiques élaborées. Il n’existe aucun doute sur le fait que, dans l’interprétation qu’ils en font, il y a une bonne dose de spéculations audacieuses, voire d’idées folles. Mais la réalité résiste, et toutes les théories ne sont pas en accord avec les faits. Certaines ont été définitivement éliminées à l’épreuve des faits et des observations. En revanche, la théorie standard apparaît maintenant comme un outil puissant pour interpréter les données fournies par les télescopes, et guider de nouvelles découvertes.

Pour résumer, les cosmologistes pensent désormais que l’Univers est en expansion, et que cette dernière a commencé à partir d’une phase extrêmement dense et chaude, en un début appelé Big Bang. Durant l’expansion, le contenu en matière et radiation de l’Univers se dilue et refroidit, et l’abondance relative des diverses espèces de particules élémentaires change. Environ 100 secondes après le Big Bang, des noyaux légers commencent à se former. Après 300 000 ans, l’Univers devient neutre et transparent. La lumière émise par ce qu’on appelle la « surface de dernière diffusion », correspondant à la transition entre l’époque de l’Univers opaque et celle de l’Univers transparent, est observée sous la forme du rayonnement du Fond Diffus Cosmologique (Cosmic Microwave Background), avec un spectre de corps noir à 2.725 K. Puis la matière va poursuivre sa structuration au fur et à mesure du processus d’expansion de l’Univers. L’histoire est désormais bien documentée, mais il existe plusieurs énigmes récurrentes au milieu des nombreuses pages écrites par les cosmologistes. Notre incapacité à les résoudre pointe probablement vers la structure métaphysique de la réalité. Je voudrais ici répertorier brièvement deux de ces énigmes.

La première énigme a pour origine l’ajustement fin (fine-tuning) qui préside à la formation des structures. Les régions diamétralement opposées sur la surface de dernière diffusion n’ont jamais été en connexion causale auparavant et devraient présenter des différences de températures conséquentes, contrairement à l’isotropie remarquable qui y est mesurée. Il s’agit de ce que l’on appelle le « problème de l’isotropie. » En outre, la densité de l’Univers est proche de la densité critique et la géométrie spatiale, presque Euclidienne, alors que toutes les valeurs du paramètre de densité sont a priori possibles. C’est le « problème de la platitude. »

En conséquence, notre Univers observable semble avoir émergé d’un ensemble très particulier de conditions initiales, résultant en une géométrie hautement improbable. Or il est maintenant clair que ces caractéristiques constituent des conditions nécessaires à l’apparition de la complexité dans l’Univers. Par exemple, un paramètre de densité plus grand aurait produit un effondrement rapide de l’Univers sur lui-même, en une échelle de temps bien inférieure à celle de l’évolution des étoiles, qui sont nécessaires à l’enrichissement du milieu interstellaire en éléments lourds et à la formation subséquente des planètes, tandis qu’un paramètre de densité plus faible aurait eu comme conséquence un univers très dilué, avec des structures de faible masse inaptes à garder leur gaz, donc à former des étoiles.

Naturellement, une explication philosophique énoncée en termes de causes finales peut être proposée pour donner une signification à ce type d’ajustement fin, et aux autres « coïncidences cosmiques » recueillies sous le chapeau de ce qu’on appelle le principe anthropique.8 Dans une perspective religieuse, cette explication par les causes finales peut être la signature de l’intervention divine dans le monde, alors que, dans une perspective panthéiste, elle pourrait être interprétée comme la tendance naturelle de la matière à s’auto-organiser. Mais de telles explications demeurent inacceptables pour la science moderne. En fait, la résistance est telle, que l’élimination des explications en termes de causes finales s’est imposée au cœur même du développement de la cosmologie contemporaine. L’explication actuellement donnée aux problèmes d’isotropie et de platitude (et à d’autres énigmes qui leur sont liées) est que l’Univers a subi une étape d’inflation exponentielle, qui a eu pour conséquence de gonfler une petite zone initiale, causalement connectée, au-delà de la taille de l’Univers actuellement observable, et a effacé la courbure spatiale. Cette explication évite l’introduction de causes finales pour justifier les conditions initiales particulières à partir desquelles l’Univers a débuté, tout simplement parce que l’inflation efface la mémoire de ces conditions initiales, pour faire évoluer l’Univers observable, de façon nécessaire, vers l’isotropie et la platitude.

Du même coup, l’inflation fournit une explication à l’origine des « inhomogénéités » qui produiront les structures à grande échelle après amplification gravitationnelle : ce sont simplement des fluctuations quantiques, gonflées à des échelles macroscopiques. Le problème est que la théorie actuelle ne peut prévoir l’amplitude de ces fluctuations, dont la mesure montre qu’elle est égale à 1/100 000 sur la surface de dernière diffusion (Q=10-5). Lorsqu’une théorie complète de l’inflation émergera, elle devra prévoir cette valeur, qui n’apparaît actuellement qu’en tant que paramètre libre. Mais il est déjà clair que cette valeur est également une condition nécessaire à l’apparition de la complexité dans l’Univers. Avec Q=10-6, le gaz ne peut refroidir dans les puits de potentiel des halos de matière sombre, et aucune étoile ne peut s’y former. Avec Q=10-4, les galaxies sont si denses que de fréquentes rencontres entre les étoiles y empêchent l’existence d’orbites planétaires stables, qui sont une condition nécessaire à l’existence des écosystèmes d’êtres vivants qui tirent leur énergie du rayonnement stellaire. Une fois de plus, notre Univers observable semble avoir émergé d’un ensemble très particulier de conditions initiales.

Les cosmologistes ont élaboré une nouvelle théorie qui évite d’avoir recours aux causes finales pour expliquer la valeur de Q. Cette théorie est appelée « inflation chaotique ». Dans l’inflation chaotique, l’inflation a lieu éternellement, et fabrique de nouvelles zones d’univers dont l’espace-temps gonfle exponentiellement, se découplant causalement l’une de l’autre. Puis l’étape d’inflation exponentielle débouche sur une phase d’expansion normale. Dans ce contexte, les lois et les constantes de la physique pourraient être fixées par une brisure de symétrie, et afficher différentes valeurs selon les différentes zones de l’Univers qui sont considérées. En conséquence, avec un nombre infini de réalisations, nous ne devons pas nous étonner du fait qu’il y ait au moins une zone de l’Univers qui ait les valeurs des lois, des constantes, et de Q s’accordant avec l’apparition de la complexité. Néanmoins, la question de savoir si cette théorie est vérifiable reste encore ouverte.

D’après l’explication qui prévaut actuellement, l’apparente précision de l’ajustement fin des propriétés de l’Univers ne serait pas due à un ensemble particulier de conditions initiales, mais à l’exploration d’une gamme de valeurs possibles dans diverses zones de l’Univers. Ainsi, nous vivons simplement dans une zone qui a des valeurs compatibles avec l’existence de la complexité. Mais ce type d’explication n’insiste peut-être pas assez sur la « puissance » allouée aux principes de la mécanique quantique et à la théorie fondamentale des champs. Lorsqu’on aura développé une théorie englobante, ce que les anglo-saxons appellent « a theory of everything » (peut-être une version de la théorie des super-cordes), il s’avérera que cette théorie expliquera comment l’Univers a la possibilité de produire un très grand nombre de zones parmi lesquelles, par le seul fait du grand nombre de réalisations, certaines pourront héberger le développement de la complexité. Mais si nous voulons expliquer cela, c’est-à-dire pourquoi c’est cette théorie et pas une autre qui s’applique, nous devrons pousser notre investigation encore plus loin, vers une théorie plus large encore, qui expliquera la nécessité de cette loterie cosmique de façon auto-cohérente, sans invoquer une quelconque finalité.

L’ironie de l’histoire est que, même lorsque les cosmologistes essayent d’évacuer les causes finales en élaborant de nouvelles théories et découvrant de nouveaux phénomènes, ils se trouvent toujours et encore confrontés au même type d’énigme. Le fait qu’il existe un réglage de cette précision au sein de l’Univers doit certainement vouloir dire quelque chose à propos de la réalité. Mais quoi ? Si l’on est croyant, on peut aisément interpréter cette situation en y lisant un signe divin. Si l’on choisit de refuser, ou de mettre de côté, cette interprétation, la porte s’ouvre sur une exploration sans fin du cosmos, déplaçant et amplifiant toujours davantage l’énigme. Un croyant pourrait reconnaître une sorte de ruse divine dans cette entreprise d’exploration du cosmos. En effet, pour lui, « où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. »9

La seconde énigme traite de l’universalité des lois de la physique. Certains cosmologistes donnent la dénomination d’« univers » à chacune des zones causalement déconnectées, et celle de « multivers », à l’ensemble de toutes les zones engendrées par l’inflation chaotique. Bien entendu, le choix des termes revêt peu ou prou une signification de nature philosophique ou idéologique. Selon une étymologie parfois mise en avant pour son pouvoir symbolique, l’Univers serait un signe dirigé « vers l’Un » (unum versus). Cela signifie-t-il que les univers multiples du multivers suggèrent une multitude de dieux ? Dans l’esprit de certains de ses promoteurs, la nouvelle cosmologie semblerait mieux disposée envers le polythéisme qu’envers le monothéisme. Or, toutes les zones de l’Univers sont effectivement reliées par le fait qu’elles sont régies par les mêmes principes de physique quantique et la même théorie fondamentale. Pour cette raison, il existe un unique Univers, quel que soit le nom qu’on veut bien lui donner. La question que l’on peut alors se poser est : pourquoi les lois de la physique quantique sont-elles aussi universelles ?

De nouveau, les cosmologistes contemporains ne méditent pas suffisamment sur la validité continuelle et permanente de ces lois. Une longue controverse a eu lieu en Islam sur l’existence et le statut des causes secondes. Il est connu que la théologie Ash`arite, celle qui domine dans le monde sunnite, remet fortement en question l’existence même de la causalité. Le postulat est qu’il n’y a pas de causes secondes simplement parce que Dieu, en tant que Cause première, n’a de cesse, à chaque instant, de recréer le monde. Au sein de ce renouvellement permanent de la création (tajdîd al-khalq), les atomes et leurs « accidents » sont recréés à chaque instant. En conséquence, les régularités observées dans le monde ne sont pas dues à une connexion causale mais à une conjonction permanente existant entre les phénomènes, et proviennent d’une « coutume » (sunnah) établie par Dieu. Autrement dit, dans cette perspective, Dieu est libre de changer à chaque instant les règles de sa coutume, même si, de façon obvie, il choisit de ne pas le faire « en général ». Ce principe de théologie islamique doit être compris, en premier lieu, comme une façon de souligner le mystère métaphysique que constitue la validité continuelle des lois. La permanence de Dieu fait que la création se comporte de façon régulière, malgré un renouveau permanent : « vous ne verrez pas le moindre défaut dans la création du Miséricordieux. Tournez vos yeux : Y détectez-vous la moindre faille ? »10

La renaissance de la création qui est enseignée par les doctrines islamiques implique également l’apparition continuelle de nouvelles créatures. D’après les enseignements de l’école dite akbarienne, fondée sur les œuvres de Muhyi-d-dîn Ibn ‘Arabî, « le plus grand des maîtres » (1165-1240), les choses ne « sont » pas, puisque seul Dieu est. Elles ne détiennent en propre qu’une « préparation », ou une « prédisposition » à recevoir l’être et les qualités de Dieu. En conséquence, étant donné que le statut du cosmos est paradoxal, en équilibre entre l’Etre absolu de Dieu et le pur néant, nous ne saurions arriver à une affirmation claire et définitive sur la réalité fondamentale du monde. La réalité ultime nous est cachée et les descriptions que nous en faisons resteront toujours approximatives.

Dieu est infini et « l’auto-dévoilement ne se répète jamais », pour reprendre une affirmation souvent citée par l’école akbarienne. Donc, l’auto-dévoilement de Dieu n’a pas de fin. À chacun des niveaux du cosmos, il y a toujours de nouvelles créatures et de nouveaux phénomènes qui sont continuellement « projetés » dans le monde du dévoilement. Ce qui apparaît dans la Création correspond exactement au flux des choses que Dieu choisit d’amener à l’existence. C’est la raison pour laquelle, selon le grand théologien et mystique Al-Ghazalî (1058—1111), « Il n’y a rien, dans la possibilité, de plus merveilleux que ce qui est », car ce qui est reflète ce que Dieu veut nous montrer de Lui. Une telle perspective permet de comprendre le dire prophétique : « Ne maudissez pas le temps, car Dieu est temps. » Après tout, la production d’un nombre infini de zones de l’Univers physique décrit par l’inflation chaotique pourrait s’accorder avec cette compréhension de la nouveauté inépuisable comme auto-dévoilement perpétuel de Dieu. L’apparition de propriétés « émergentes » à tous les niveaux de la complexité, et particulièrement l’apparition de la vie et de l’intelligence, sont d’autres aspects de cet auto-dévoilement continuel. C’est la raison pour laquelle Ibn ‘Arabî commente : « Dieu ne s’ennuie pas au point que nous devions nous ennuyer. » Sans doute les cosmologistes comprendront-ils cela aisément, eux qui sont constamment étonnés par la beauté des phénomènes révélés par leurs nouveaux outils d’observation.

L’apparition de l’être humain a été rendue possible par l’existence de nombreuses « coïncidences » anthropiques au sein des lois de la physique et des valeurs des constantes qui déterminent les propriétés des structures cosmiques et terrestres. Le long intervalle de temps qui s’est écoulé depuis le Big Bang, et la vaste étendue de l’espace autour de nous, sont des conditions nécessaires à notre existence, de même que les déserts de sable et de glace qui recouvrent une partie de la surface terrestre sont indispensables à l’équilibre climatique et écologique de notre planète. Mais quel poids le temps qui s’est écoulé ou l’espace qui s’est étendu ont-ils, en regard de la dignité et de la complexité de l’être humain engagé dans l’aventure intellectuelle que constitue la recherche du savoir ?

Cependant, il existe une différence significative entre la recherche scientifique et la quête spirituelle du but ultime de notre existence. Contrairement à la recherche scientifique, la quête spirituelle ne se cantonne pas à la recherche intellectuelle de la vérité et à la production de résultats utiles. Elle vise principalement à transformer l’être humain afin que celui-ci puisse être préparé à passer la barrière de la mort. Revenons à l’histoire de la pensée islamique, avec Averroës (1126—1198) et Ibn ‘Arabî. Ces deux figures majeures de la pensée islamique se sont rencontrées à Cordoue, aux alentours de 1180. Averroës, qui était alors un philosophe de renom, défendait l’idée selon laquelle la raison humaine était capable d’atteindre toute la vérité potentiellement accessible à l’être humain, et pas moins que ce qui était apporté par la révélation, sous le voile des symboles et dogmes, à la destination du commun des mortels, c’est-à-dire de ceux qui ne pouvaient pénétrer la subtilité de la démarche scientifique. Averroës avait entendu dire que le jeune Ibn ‘Arabî avait été gratifié d’une ouverture spirituelle spéciale, et il était désireux de le rencontrer. Ibn ‘Arabî rapporte ainsi leur rencontre : « Lorsque je suis entré et me suis trouvé devant Averroës, celui-ci s’est levé en témoignant amour et respect. Il m’a embrassé et m’a dit « oui. » Je lui ai dit « oui. » Sa joie a augmenté parce que je l’avais compris. Alors je me suis rendu compte de la raison pour laquelle il s’était réjoui et je lui ai dit « non. » Sa joie a disparu, sa couleur a changé, et il a douté de ce qu’il possédait en lui-même. » Vient alors l’explication de ces étranges échanges. Averroës pose la question cruciale qui nous intéresse ici : « Comment as-tu trouvé la situation dans le dévoilement et l’effusion divine ?Est-ce ce que la démarche rationnelle nous apporte ? » Ibn Arabi répond : « Oui et non. Entre le oui et le non, les esprits s’envolent de leur matière, et les têtes se détachent de leur corps. » Puis il relate la réaction d’Averroës : « il devint pâle et commença à trembler. Puis il s’assit et récita : « Il n’y a de pouvoir et de force que par Dieu », étant donné qu’il avait compris mon allusion. »11

Ibn Arabi fait référence à l’eschatologie en rappelant que, même si la raison peut aller très loin dans sa tentative de saisir la réalité, personne n’a jamais été intimement changé par la connaissance scientifique qu’il pouvait avoir du monde. La quête spirituelle n’est pas limitée à la contemplation intellectuelle de la vérité. Elle tend vers le salut qui est la signification ultime de l’être humain. Selon les enseignements de l’Islam – comme de bien d’autres religions –, nous devrons quitter ce monde à l’heure de notre mort afin de poursuivre notre quête de savoir et entrer dans un autre niveau d’être qui est un lieu plus spacieux et important pour l’auto-dévoilement de Dieu. La tradition islamique promet que la quête du savoir prendra fin lorsque les élus contempleront la Face de Dieu, sur ce qui est appelé la « Dune de Musc » (al-kathîb) qui se trouve tout en haut des Jardins paradisiaques, à la frontière même de la Création. La religion est providentiellement révélée pour nous préparer à affronter la Réalité absolue, qui est un autre des noms de Dieu. Mais cette fin de la quête ne sera pas la fin de la connaissance. Au contraire, la contemplation de Dieu par les élus est continuellement renouvelée dans la mesure où ils connaîtront, selon le verset coranique, « ce qu’aucun œil n’a vu, ce qu’aucune oreille n’a entendu, et ce qui n’a jamais atteint le cœur d’aucun mortel. » Notre raison pourrait estimer que cela est impossible, étant donné que nous ne pouvons pas concevoir « comment » une telle rencontre peut se produire. Cependant, la « Dune » est le lieu des réponses à la question « pourquoi », et non à la question « comment ».

En même temps que nous avons obtenu des progrès spectaculaires dans la compréhension scientifique de l’Univers, nous avons oublié la contemplation de ce même Univers, qui est nécessaire à l’être humain. C’est ce genre de prise de conscience qui peut nous aider à « réconcilier » la science et la religion, et non un concordisme de bas étage. Une telle prise de conscience devrait s’accompagner de la mise en valeur de trois qualités, qui semblent pertinentes pour tous ceux, scientifiques et croyants, qui gardent une tension continuelle vers la Vérité. Ces qualités sont la gratitude (shukr), la crainte (taqwâ) et la perplexité (hayrah). La gratitude naît du regard que l’on porte sur les merveilles du cosmos, la crainte, du sens de la transcendance qu’elles inspirent et la perplexité, enfin, de l’existence ininterrompue d’énigmes irrésolues qui pointent vers des mystères plus fondamentaux. Ces qualités sont connues de la pensée religieuse et mystique. Dans la perspective islamique, on peut ajouter que la gratitude se réfère aux « Noms de Beauté » (asmâ’ al-Jamâl) et la crainte, aux « Noms de Majesté » (asmâ’ al-Jalâl) qui se dévoilent dans les mondes, tandis que la perplexité se réfère à la coexistence de qualités opposées, une coexistence qui ne peut être résolue que dans la perfection (kamâl) d’Allâh, le« Nom de la synthèse » (ism al-jâmi’).

Gratitude, crainte et perplexité sont trois modes de l’étonnement fondamental qui découle de la contemplation du cosmos. Cet étonnement est une façon d’adorer Dieu. Qu’en est-il alors de ceux qui cherchent la vérité sur les chemins de la quête scientifique ? Savons-nous également, en tant que scientifiques, cultiver gratitude, crainte et perplexité ? Une telle attitude devrait nous amener à accroître notre sens des responsabilités au sein de l’humanité et à mieux estimer les conséquences sociales et environnementales des applications technologiques rendues possibles par la science moderne.

Par Bruno Abd-al-Haqq Guiderdoni, publié dans Sciences et quête de sens, sous la direction de Jean Staune et avec son aimable autorisation spéciale et exclusive pour Islam & Science.

Astrophysicien au CNRS, spécialiste de la formation des galaxies, il travaille sur plusieurs grands projets européens de satellite et s’intéresse à la détection des galaxies les plus lointaines de l’Univers. Membre du Conseil Représentatif de l’Islam en France. Ancien animateur de l’émission « Connaître l’Islam » sur France 2, il est aussi Directeur de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques.

1 A la question : « Pourquoi le soleil brille-t-il ? », une réponse en termes de causes finales pourrait être : « Il brille pour donner de la lumière aux êtres humains », alors qu’une réponse en termes de causes efficientes serait : « Il brille car sa surface est chaude. » Cette réponse appelle une chaîne d’explication de nature astrophysique : « La surface du soleil est chaude parce que ses régions centrales abritent des réactions thermonucléaires, etc. »

2 Coran, 55:29.

3 Coran, 3:190-191.

4 Coran, 35:43.

5 Coran, 30:30.

6 Coran, 55:5. Voir aussi 6:96, 10:5, 14:33.

7 Edward Grant, Planètes, Etoiles et Orbites (Planets, Stars & Orbs, The Medieval Cosmos, 1200 – 1687, 1994, Cambridge University Press, p. 433).

8 J.D. Barrow and F. J. Tipler, Le Principe Cosmologique Anthropique (The Anthropic Cosmological Principle, 1986, Oxford University Press).

9 Coran, 2:115.

10 Coran, 67:3.

11 J’utilise ici la traduction anglaise de William Chittick dans The Sufi Path of Knowledge, SUNY.