« L’irrationalité continue de prévaloir dans le monde arabo-musulman »

Entretien avec le professeur Nidhal Guessoum, astrophysicien et vice-doyen à l’Université Américaine de Sharjah (Émirats Arabes Unis) : « L’irrationalité continue de prévaloir »

Homme de science et de savoir, l’Algérien Nidhal Guessoum essaime les conférences et les réseaux sociaux, en plus de ses nombreuses publications, pour distiller le savoir et déflorer les questions sensibles telles « la science et la religion » ou encore « l’évolution et la création ». Primé et respecté dans les milieux scientifiques et religieux, M. Guessoum nous livre ici quelques éclaircissements sur des questions qui font débat.

Lors de l’une de vos interventions, vous pointez du doigt les nouveaux médias pour avoir engendré une « toxicomanie et une baisse d’attention » chez les jeunes.

La baisse d’attention a été favorisée et peut-être accélérée par les nouveaux médias, mais n’a pas été engendrée par eux. Ceux d’entre nous qui enseignons depuis plus de vingt ans avons constaté cette baisse d’attention graduelle durant toute cette période. Elle est due à plusieurs facteurs, dont les médias (traditionnels avant les nouveaux), les ordinateurs et les smartphones, qui favorisent tous la communication courte, rapide et instantanée.
De même cette « toxicomanie » s’est d’abord manifestée avec la télévision, puis avec l’internet et aujourd’hui avec les nouveaux médias, qui permettent d’intégrer tout cela et donc d’accélérer et d’accentuer aussi bien cette toxicomanie que la baisse d’attention chez les jeunes.
Il y a quelques années, lorsque Twitter est apparu, moi-même j’ai ridiculisé le concept : comment, pensais-je en effet, pourrait-on échanger tout contenu non trivial en 140 signes maximum ? Aujourd’hui, non seulement je vois que c’est possible, je le fais moi-même plusieurs fois par jour, et je constate que c’est l’outil de communication le plus essentiel.
D’autre part, des conférences s’organisent aujourd’hui où les interventions sont limitées parfois à une minute. Il y a un an, j’ai commencé avec un étudiant à enregistrer des vidéos d’astronomie en arabe pour le grand public ; les premiers épisodes allaient de 10 à 20 minutes, et on n’obtenait que quelques centaines de vues, malgré l’effort publicitaire sur les réseaux sociaux, mais dès que nous avons réduit à 3 à 5 minutes, le nombre de vues s’est élevé à plusieurs milliers, souvent avoisinant 10 mille par épisode.
Le monde a changé et il faut d’un côté s’y faire et d’un autre côté utiliser la « nouvelle donne » au mieux, tout en essayant d’orienter ces outils autant que possible.

Qu’en est-il de l’utilisation de ces nouveaux outils dans la vie des musulmans ? Et quels sont les revers ?

Juste pour vous donner une idée, l’Arabie saoudite est le pays ayant le plus grand pourcentage d’utilisateurs de Twitter par habitant. De plus, les twitternautes qui ont le plus grand nombre de « suiveurs » (followers) dans le monde arabe sont des prédicateurs religieux. Enfin, la présence féminine arabe dans les réseaux sociaux est très élevée, une première dans l’histoire de la communication sociale dans nos sociétés.
Les revers sont le fait que ces mêmes outils sont plus amplement utilisés par ceux qui ont les moyens (techniques et financiers), c’est-à-dire ceux qui détiennent le pouvoir. Ces outils peuvent donc permettre aux forces politiques et religieuses en place de diffuser encore plus leur message, tout en ayant les moyens de supprimer les voix qui s’opposent ou qui véhiculent un discours trop différent.

Quelles pourraient être les incidences sur le discours religieux dans la culture islamique et dans le dialogue interreligieux ?

L’internet et les réseaux sociaux ont permis l’ouverture du champ d’exploration des idées religieuses, mille fois plus que dans tout le passé. Des idées qui étaient jusqu’ici cachées et inconnues sont aujourd’hui accessibles. Les musulmans, surtout les jeunes, découvrent la grande richesse et diversité d’idées qui existe dans leur religion et leur culture et peuvent formuler des points de vue plus nuancés que ce qu’on leur présente souvent dans les mosquées, les écoles ou à la télévision.
De plus, les réseaux sociaux permettent de communiquer au-delà des frontières. En fait, avec les outils de traduction instantanée (qui sont maintenant intégrés dans Facebook, par exemple), la communication peut surmonter les barrières de langues de cultures (hommes et femmes peuvent communiquer quasi librement, par exemple). Pour les musulmans, cela permet à la fois de concrétiser le concept d’Oumma (Communauté avec un grand C) des musulmans de par le monde, mais aussi de dialoguer avec « l’autre », de le comprendre et de mieux se comprendre soi-même.

Votre parcours fait de vous un citoyen du monde, donc au fait de différentes cultures. Comment conciliez-vous votre érudition en tant que scientifique entre le monde occidental où vous évoluez souvent et le monde musulman avec leurs côtés obscurs et leur scepticisme ?

Mon éducation multiple (maîtrise parfaite de trois langues, dans les lesquelles j’ai écrit des livres, donné des conférences et des interviews, ainsi que ma connaissance de la science aussi bien que des cultures musulmane et occidentale, me permet en effet de « jouer » sur plusieurs terrains.
Dans le monde musulman, j’essaie de diffuser la science, la curiosité et l’ouverture envers le monde et l’esprit critique. Dans le reste du monde, j’essaie de corriger l’ignorance qui prévaut concernant tout ce qui se rapporte au monde de l’Islam et de combattre l’islamophobie et le sentiment (souvent inconscient) que tout ce qui n’est pas occidental est arriéré et inférieur.
Il y a beaucoup à faire sur tous ces registres, en commençant par les problèmes qui existent à l’intérieur de notre propre maison. Oui, l’irrationalité continue de prévaloir ; la vision très étroite du monde (y compris de notre religion) continue à nous brouiller le champ de travail socio-éducatif ; le retard dans le monde de l’éducation (qui demeure le problème primordial de notre société arabo-musulmane) n’est pas facile à combler. Mais il y a du progrès, certainement ; le nombre et le pourcentage de gens qui « comprennent » le problème est en augmentation continue ; les systèmes socio-politiques s’améliorent avec le temps (bien que trop lentement) ; la mondialisation nous force à nous améliorer ; etc.
Comme je dis souvent, je suis un pessimiste sur le court terme et un optimiste sur le long terme…

Propos recueillis par Kamel Morsli, publié dans El Moudjahid, le 11 juin 2014.

Biographie

Astrophysicien, docteur de l’université de Californie à San Diego, Nidhal Guessoum a passé deux années en tant que chercheur au NASA Goddard Space Flight Center. Actuellement professeur et vice-doyen à l’université américaine de Sharjah (Emirats arabes unis), chroniqueur régulier dans Gulf News, conférencier invité dans de grandes universités telles que Cambridge, Oxford et Cornell, il est auteur de nombreux articles et livres parus dans différents pays. Il a également été interviewé dans un grand nombre de médias internationaux comme Al-Jazeera, BBC, NPR, France 2, Le Monde, The Huffington Post…